Chronique Livre :
UNE FAMILLE COMME IL FAUT de Rosa Ventrella

Publié par Dance Flore le 14/02/2019
Rosa Ventrella est une auteure italienne, née à Bari sur la côte adriatique. Elle a travaillé comme éditrice et comme journaliste. Une famille comme il faut est son premier roman traduit en français.
« Sur le seuil, on aurait dit Notre-Dame-des sept-douleurs. Elle attendait un signe de sa fille pour parler. Un signe qui n’arriva pas, parce que maman savait que n’importe quel mot aurait nourri la rage de mon père .
Quand je les rejoignis, j’eus la sensation nette que mon coeur était un tambour battant et qu’elles aussi pouvaient l’entendre. Pour cette raison, je feignis l’indifférence. J’avais honte, ma robe deux tailles trop grandes – parce que c’était ainsi que me les cousais maman, pour qu’elles durent plusieurs saisons – encore collée à mon corps, mes pieds claquant dans mes sabots mouillés. J’avais mal au ventre, la nausée et le vertige rendaient chaque pas difficile et me brouillaient la vue. J’entendais cent abeilles bourdonner dans la tête.
Je m’arrêtai un instant pour les regarder, d’abord maman puis mamie.
Ma mère ne dit pas un mot. Je sentais son coeur noir et le poison dans sa bouche, mais elle ne parla pas.
Mamie Antonietta se pencha vers moi comme si elle voulait me gifler, mais sa main resta suspendue dans les airs.
C’est alors – m’expliqua-t-on par la suite – qu’elle remarqua l’étrange lueur dans mes yeux de poix.
- Toi, t’as le sang froid, comme les lézards, dit-elle avec un filet de voix. Comme les poulpes même. T’es une mauvaise graine, ça oui, une malacarne, répéta-t-elle pour elle-même.
Maman acquiesçait, comme si elle était d’accord et n’avait pas eu le courage de le dire à haute voix.
- Malacarne, se contenta-t-elle de murmurer, quand je me décidai à passer sous le pont formé par leurs bras.
J’étais convaincue que mon coeur allait éclater. C’était comme s’il battait partout à la fois. J’avais l’impression que l’espace de la cuisine avait changé, il rétrécissait à vue d’oeil, prêt à m’écraser contre le mur. Papa et mes deux frères, Giuseppe et Vincenzo, mangeaient des pâtes aux haricots assaisonnées d’une bonne dose de pecorino.
- Oh, t’es rentrée, dit Giuseppe en me regardant.
Aujourd’hui encore, je pense que Giuseppe a toujours été le meilleur de nous trois. À l’époque il avait seize ans et il était soudain devenu adulte, comme les enfants des contes qui grandissent en une nuit.
C’est à ce moment-là que papa se tourna vers moi. Ses yeux étaient des flèches, ses lèvres contractées. Je m’immobilisai au milieu de la pièce. Vincenzo cessa de mâcher. Giuseppe l’imita. La sauce de la mère Angelina ne grésillait plus dans la poêle, les oiseaux ne chantaient plus. Le monde était en attente.
« Maintenant il va exploser, maintenant il va exploser », me répétai-je.
Il ne se leva pas de sa chaise, il la déplaça simplement un tout petit peu. Une main sur sa cuisse, l’autre attrapa un verre de Primitivo très dense qui collait à la paroi opaque. Il le leva comme s’il voulait trinquer. Je fermai les yeux et inspirai profondément.
« De toute façon, après ça passe », me dis-je pour me donner du courage.
- À Malacarne, s’exclama papa en levant son verre plus haut avant de regarder ses fils, les invitant à se joindre à lui.
Quand je rouvris les yeux, ils me regardaient tous les trois, Vincenzo avec son sourire sournois de garçon méchant qu’il était, Giuseppe avec son sourire sincère qui conquérait toutes les filles du quartier.
Mon père aussi me regardait. Il riait. Sur le moment, ce rire eut pour moi la saveur innocente d’un miracle. » (p.14 15 et 16)
C’est un de ces romans qui trotte dans la tête tout le temps de la lecture parce qu’on se demande ce que les personnages vont faire, ce qui va leur arriver, on craint pour eux un coup du sort, on suppute leurs chances de s’en tirer, de vaincre les obstacles, de devenir ceux qu’ils désirent être. Un roman de chair, pas de papier, qui fait qu’on se réveille le matin en se demandant si Maria, la Malacarne, va bien et qu’on a hâte de la retrouver. C’est rare de trouver un roman comme ça, qui s’installe dans votre vie sans façon et s’en va prendre ses aises dans vos pensées.
1984. À Bari, sud de l’Italie, dans le quartier pauvre, très pauvre même parfois, tout le monde connaît tout le monde. Commente. Insulte ou compatis. Mais surtout se mêle de tout. Impossible de ne pas tenir compte du regard des autres. Les apparences doivent être préservées, tout se sait, se murmure ou se raconte, on ricane facilement, on critique encore davantage. Chacun hérite un surnom ici, qui met l’accent sur un détail physique ou sur un trait de caractère, sur un comportement, comme la famille Cagachiesa (qui chient sur l’église), ou les Senzasagne (sans sentiment). Elle, Maria, c’est Malacarne, parce que c’est une petite qui ne se laisse pas faire et qu’il ne fait pas bon embêter, elle peut sortir les griffes.
Maria n’est pas très jolie, pas comme Maddalena qui a déjà des formes de femme à 10 ans et dont elle envie terriblement l’aisance et le charme, elle ne ressemble à rien de ce qu’elle sera plus tard, mais elle est redoutablement intelligente et sensible.
On est pauvre, ici, on va donc travailler jeune, les études sont pour les riches. Le maître d’école, résigné, inculque le minimum vital aux élèves qui parlent une langue dégradée et incorrecte, avec une bonne dose de pessimisme et de désillusion et, lorsqu’il repère Maria - Mari’ - De Santis, son intelligence vive et son appétence pour le travail, sa connaissance de la langue italienne supérieure à celle des autres – car on parle une sorte de langue abâtardie dans son milieu -, il propose à ses parents de lui faire poursuivre des études dans le collège privé – et tenu par des sœurs – voisin. Cette décision permet à Mari’ d’espérer autre chose que la vie à Bari et de ne pas reproduire le modèle social de sa famille. Nous sommes dans les années 80, mais on vit à Bari comme on a toujours vécu, les traditions et les habitudes n’y sont concurrencées par aucun progrès.
Ils sont cinq à vivre dans une toute petite maison, une seule chambre pour les trois enfants, Giuseppe, Vincenzo et Maria. La mère, Teresa, douce et tendre, fait de son mieux pour faire vivre tout ce petit monde avec ce que rapporte le père, Antonio, pêcheur et dont le bateau s’appelle le Ciao Charlie, comme le film. Antonio, on dit qu’il ressemble à Tony Curtis, et avec Teresa, c’était le plus beau des couples, elle avec ses beaux cheveux auburn et lui avec son visage régulier et sa fossette. Mais le père est violent, d’une violence qui ne prévient pas et part tout à trac s’abattre sur un des membres de sa famille, sur Vincenzo surtout, la mauvaise tête, le méchant, toujours prêt à se réjouir d’une façon mauvaise, toujours prêt à faire des bêtises qui font honte à la famille.
La vie des De Santis est rythmée par ces éclats paternels : on ne sait jamais ce qu’il va faire ni comment il va réagir, mais chacun le redoute. Maria elle aussi sait faire parler ses poings, le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre, dit-on.
Maria rencontre à l’école Michele Straziota, un des fils Senzasagne. Il est gros, elle est filiforme, ils sont solitaires et pas très bien intégrés. Lui doit supporter les moqueries sur son physique et la défiance qu’inspire son surnom familial et elle ne parvient pas à se faire d’amies, trop différente peut-être des autres filles de sa classe. Entre eux va naître un sentiment d’amitié, une confiance encore jamais donnée à quiconque et qui va les aider à braver les difficultés quotidiennes. Il est admiratif de la culture et du travail de sa camarade, elle aime sa gentillesse et la façon dont il la soutient et la rassure. Petit à petit, l’amour se fait jour, timide et prudent.
Michele ne parle pas de sa famille, rien de bon ne s’y pratique, les Senzasagne sont en délicatesse permanente avec la loi, et il tâche de ne pas y être mêlé.
Dans cette atmosphère où se côtoient la magie des guérisseuses et des appels à la Madone, le tragique de l’existence de certains - comme celle de Mezzafemmina, un jeune travesti qui se prostitue et finit par se suicider – Maria observe les autres, rêve de vivre autre chose, ailleurs, se bat pour être à la hauteur des espoirs et des sacrifices financiers de sa famille. Elle est douée pour écrire, elle doit se libérer de son milieu – son quartier pittoresque, chaleureux mais sans espoir, sa classe sociale misérable - et s’en aller, un jour où l’autre.
Mais, bien sûr, la tragédie survient. Vincenzo meurt, tué par la police alors qu’il tentait de fuir avec son complice, le frère de Michele. Il tournait mal, Vincenzo, s’acoquinant avec les Senzasagne, la pire racaille de la ville.
Son père a honte de sa conduite et l’a déjà rossé devant tout le monde après une de ses incartades. Mais cette fois-ci, eh bien cette fois-ci, il est mort. Et tous les Senzasagne sont également maudits pour Antonio De Santis, Michele comme les autres. Mari’ n’a plus le droit de ne serait-ce que poser les yeux sur lui.
7 ans de silence, 7 ans de mue physique pendant lesquels elle évite soigneusement Michele, choisit les rues qu’il ne fréquente pas, et finit par en embrasser un autre, riche, beau et très amoureux. Michele disparaît de sa vie, la sentence du père est irrévocable. Maria le hait ce père qui frappe, injurie et décide de tout sans se soucier de ce que ressentent les autres. Ce père tout-puissant et fantasque dont il faut endurer les sautes d’humeur et les diktats.
La vie va se charger de déjouer les prudences de Malacarne, évidemment.
Michele réapparaît, transfiguré en beau jeune homme, sûr de lui et toujours aussi épris. Et les retrouvailles sont solaires, inévitables, incandescentes. Ils dansent, comme ils ont dansé des années auparavant, leurs corps maintenant avides et enfiévrés.
C’est une histoire d’amour, bien sûr, qui domine le récit, une histoire interdite qui ressemble à celle de Roméo et Juliette, avec le poids du destin, de la tragédie qui s’attache à Michele, quoi qu’il fasse, parce que c’est un Senzasagne avant tout.
C’est une histoire d’affranchissement, de liberté chèrement conquise pour rompre avec le déterminisme social, pour être soi-même et avancer sur son propre chemin.
C’est une histoire de famille, avec un père un peu dingue, ultra autoritaire, qui fait et défait la vie de ceux qui l’entourent au gré de ses coups de sang et la communauté des femmes qui veille et répare, protège et console comme elle peut.
Musique :
Adriano Celentano - 24 mila baci
Elvis Presley - Unchained Melody
Bari - Abbasc’ a la marina
Franz Schubert – Maria Callas - Ave Maria
Andrea Bocelli - Tu scendi dalle stelle
UNE FAMILLE COMME IL FAUT - Rosa Ventrella - Éditions les Escales - 282 p. janvier 2019
Traduit de l’italien par Anaïs Bouteille-Bokobza
photo : vue du vieux port de Bari - Wikipédia