Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
UNE FEMME DE RÊVE de Dominique Sylvain

Chronique Livre : UNE FEMME DE RÊVE de Dominique Sylvain sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

«  Pas d’erreur, cette fille était de la race des vaincus. Elle ne tenterait rien. En bonne intello, elle se contenterait d’analyser. Et tu en arriveras à la conclusion que mon père n’a aucune raison de te vouloir du mal. Une déduction erronée. Le souci avec lui, c’est qu’il n’a jamais été maître des émotions étranges qui chevauchent dans les méandres de son esprit. Il est comme un demi-dieu, capable du pire comme du meilleur. Un être absurde et merveilleux, dépourvu d’empathie, sans peur, susceptible de se lancer dans des actions inutiles et sacrément périlleuses pour lui et son entourage. »

Après avoir fréquenté Les Infidèles et fait une escale au Japon avec Kabukicho, Dominique Sylvain nous emporte une fois encore dans son univers dangereusement onirique et sensuel. Nouvelles technologies et bitcoins lui offrent mille et une manières de tordre le cou aux codes du roman policier.

Une femme de rêve brouille les pistes : au lieu de traquer le coupable, n’est-il pas plus séduisant de rechercher qui est la victime ?


L'extrait

« L’envol

Faire croupir ces hommes à deux pas du Paradis. C’était cela, le projet.
Depuis qu’elle avait débuté ses cours à Mauvoiry, cette évidence frappait pour la première fois Adèle Bouchard. Construire cette prison au-delà d’une avenue bordée de jardins, dans une ancienne abbaye calée entre une collégiale néogothique et un prieuré royal ne pouvait être que l’idée d’un sadique. L’effet était renforcé par la précocité du printemps. Le ciel turquoise jouait avec un troupeau de nuages nacrés, la brise chahutait des parfums de fleurs, l’air était caressant.
Une beauté inaccessible. Surtout pour ceux qui en avaient pris pour cher.
Elle échangea quelques mots avec les gens de l’accueil, leur abandonna son portable et sa carte d’identité, puis franchit le sas à détecteur de métaux. Chaperonnée par un gardien, elle traversa la cour d’honneur sous les sifflets fusant des cellules. Les détenus la saluaient à leur manière. Et plus par tradition que par conviction. Pas de propos salaces ou d’insultes, elle faisait ce qu’il fallait pour cela ; maquillage et décolleté bannis, chignon serré, manches longues et baskets noires de rigueur.
Vite, le bâtiment abritant le gymnase et les salles de cours, et après cette première frontière franchir les deux portes aux lourds barreaux. Les verrous grincèrent. Salpêtre, désinfectant, relents de cantine, sueur : la chaleur et le manque d’aération amplifiaient les odeurs. Avec sa peinture écaillée et son éclairage aux néons, le lieu faisait penser à Shutter Island de Scorsese. Un décor entre cauchemar et réalité, un huis clos aux couleurs de l’Enfer.
Comme prévu par le règlement, le gardien lui tendit le talkie-walkie afin de donner l’alerte en cas de besoin. Elle ne s’était jamais sentie menacée. Ou alors par leur enthousiasme. Chaque jeudi matin, il s’agissait de tenir trois heures devant son public le plus exigeant. C’était bien le problème avec ces chers taulards. Ils n’étaient pas dispersés dans un amphi, non, ils lui faisaient face, pinailleurs, curieux comme des mômes pour compenser l’ennui des longues journées, prompts à déborder du sujet quand ils trouvaient l’occasion de parler famille, souvenirs, regrets. Selon l’appellation officielle, ils étaient ses « étudiants empêchés ». Malgré ses longs allers-retours en métro et RER, elle ne regrettait rien, fière qu’elle était de s’inscrire dans une tradition humaniste, son université proposant depuis longtemps aux prisonniers d’Île-de-France la possibilité de poursuivre des études supérieures. Plus leur peine était lourde, plus ils avaient besoin d’elle. En préparant, en dépit de tout, une licence de lettres modernes, ils luttaient pour demeurer vivants. » (p. 11-12)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Adèle Bouchard donne des cours d'analyse cinématographique en prison. Cette jeune mère de famille, universitaire de talent, prend sur son temps afin d'apporter un dérivatif aux prisonniers, souvent condamnés à de très longues peines, de la Centrale de Mauvoiry. Elle y trouve un public attentif, bien plus qu'à la faculté, et apprécie ces moments, comme ses élèves semblent les attendre avec impatience. Mais pas ce jour de mars 2018, où un de ses élèves, le redoutable Karmia, caïd des lieux, a décidé de tenter une évasion spectaculaire. Tirs, explosions, un hélicoptère qui se pose dans la cour, et voilà Adèle dans les airs, prise en otage par le truand et la bande venue le délivrer.

Par chance, Adèle n'est pas blessée, mais elle se retrouve bientôt ligotée dans le coffre d'une voiture, filant vers elle ne sait quelle destination, en compagnie de Karmia, et d'un des membres du commando, Nico, qui se révèle être la fille du condamné. Pour d'obscures raisons, le voyou, qui a échappé aux barrages mis en place par la police, tient à conserver, contre l'avis de Nico, son otage avec lui. Il a monté le projet dingue de retrouver une femme, Laurence Schneider, ayant été sa maîtresse, qui habite désormais loin dans l'est de la France. Celle-ci travaillait dans le cinéma et il l'a connu lors du tournage d'un biopic sur ses exploits de braqueur. Un navet qu'il n'a pas digéré.

Karmia était un bel homme, un séducteur, jusqu'à ce qu'une balle lui fracasse le visage. Il s'est vengé en abattant d'un tir en pleine tête Séverine Varmeau, la commandant de l'Anti-gang à l'origine de sa blessure, lors d'une attaque de fourgon ratée qui l'a conduit en prison. Le caïd était devenu incontrôlable, il abusait de drogues diverses afin de se stimuler, et tout était parti en vrille. Depuis, Séverine git, dans un coma profond sur un lit d'hôpital. Schrödinger, son équipier, a quitté la police et assure la sécurité d'un palace. Ce qui ne l'empêche pas, amoureux fou de sa coéquipière, de passer le plus de temps possible au chevet de celle-ci. Lorsque le personnel lui signale qu'une inconnue est venue la voir, il fait le lien avec l'évasion de Karmia et se lance à la poursuite de ce dernier.

Nico a fait évader son père car celui-ci lui a promis de l'emmener au Brésil, retrouver sa mère. Elle détient la fortune du braqueur dans son ordinateur portable, tout a été transformé en Bitcoins. C'est elle qui a tout organisé, elle suit aveuglément les ordres de Karmia, mais commence à douter de ses intentions lorsque celui-ci refuse de relâcher Adèle et l'entraîne en Lorraine, au risque de faire capoter toute l'opération et le voyage vers Rio. La jeune fille possède une existence virtuelle, elle poste avec régularité des vidéos, ayant pour thème récurrent l'écologie, sous un pseudonyme, Miss Saka Moto, sa bulle de liberté d'adolescente.

Karmia, en roue libre, Laurence Schneider, mariée, qui a refait sa vie loin du cinéma et capture désormais les sons de la nature, Schrödinger flairant la piste tel un chien fou, la police, Nico, tour à tour proies et chasseurs, entrent dans une danse mortelle, aux frontières de la folie, loin des poncifs du genre, car il n'y pas, loin de là, que l'évasion et ses conséquences dans Une femme de rêve.

Quelques chapitres, disséminés au fil du récit, nous parlent d'une femme arrivée dans un monde étrange dont elle ne comprend pas la langue. Elle a perdu son identité, ne sait rien des us et coutumes locales sauf que l'on peut y boire de l'alcool du matin au soir sans en subir les conséquences. Un pays dominé par un mystérieux personnage, Rex, qui lui donne quelques indices afin de recouvrer sa vie passée, si elle le souhaite, elle n'y est pas obligée. Cette partie du roman prend à rebrousse-poil les codes du polar, puisqu'il s'agira pour elle de retrouver qui devra être la victime d'un meurtre... Qui peut bien être cette femme ? Un des personnages du roman, assurément, mais lequel, à quoi correspondent ces épisodes oniriques ? Dominique Sylvain manipule son lecteur à la perfection, chacun pariera, beaucoup perdront, avec plaisir tant le twist est parfait.

Roman dense, dans lequel chaque personnage, porte son passé à fleur de peau, il n'y a pas de second couteau, tous ont une histoire, une psychologie subtile, qui enrichissent ce récit tout en allégories et métaphores. Schrödinger, bien sûr, à la fois flic et plus flic, amoureux d'une femme vivante et morte, Karmia qui use de sa liberté retrouvée, pour un se plonger dans un passé risquant de le perdre et compromettant son avenir, Nico, entre soumission absolue à son père et esprit rebelle... Sans compter ce superbe Père Ferdinand, un braconnier mutique, traversant la forêt hagard, fantôme agissant et bienveillant.

Dominique Sylvain parle d'amour, chacun des personnages en est une représentation, narcissique, altruiste, filiale, parental, toutes les formes sont présentes dans ce qui ressemble fort à un conte, une histoire à clés multiples. L'écriture en est si agréable que c'est un vrai plaisir de gourmet de tenter de les dénicher. Loin du fantastique, du paranormal, l'autrice va derrière les apparences, apporter sa vérité, sa vision des interactions humaines et elle le fait à la perfection. Si un personnage un peu caricatural, ou archétypal, apparaît, c'est pour mieux en démonter les mécanismes, mettre à nu ses ressorts, le sortir du cadre. Un texte tout sauf lisse, comportant sa part de cruauté, de mauvais karma (Karmia?), de décès brutaux, mais aussi de fleurs du destin...

Une femme de rêve est un roman riche, intense, aux intrigues subtiles et aux personnages profonds, puissants évoluant dans un no man's land entre rêve et action débridée, un remarquable polar !


Notice bio

Dominique Sylvain est née le 30 septembre 1957 à Thionville en Lorraine. Elle travaille pendant une douzaine d’années à Paris, d’abord comme journaliste, puis comme responsable de la communication interne et du mécénat chez Usinor. Pendant treize ans, elle a vécu avec sa famille en Asie. Ainsi, Tokyo, où elle a passé dix ans, lui a inspiré son premier roman Baka ! (1995). Sœurs de sang et Travestis (1997 et 1998) ont été écrits à Singapour. Elle habite actuellement à Paris mais reste très attachée à l’Asie où elle se rend régulièrement. Fan inconditionnelle de Murakami et lectrice insatiable, elle ne cesse de se réinventer avec une grande créativité. Lauréat de nombreux prix, notamment le Grand Prix des lectrices de Elle en 2005 pour Passage du désir, elle se consacre désormais exclusivement à l’écriture, à la traduction de roman japonais et à l'édition au sein de L'atelier Akatombo. Tous ses romans ont été publiés dans la collection Chemins Nocturnes, aux Éditions Viviane Hamy, dont le précédent : Les infidèles.


La musique du livre

Guy Béard – L'Eau Vive

Maurice Ravel - Pavane pour une infante défunte


UNE FEMME DE RÊVE – Dominique Sylvain – Éditions Viviane Hamy – collection Chemins Nocturnes – 290 p. janvier 2020

photo : Pixabay

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