Chronique Livre :
UNE FLÈCHE DANS LA TÊTE de Michel Embareck

Publié par Psycho-Pat le 02/04/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Après une longue séparation, un père et sa fille se retrouvent pour emprunter la Route du blues entre Memphis et La Nouvelle-Orléans en espérant renouer des relations jusqu'alors chaotiques. S'ils découvrent peu à peu l'envers du décor d'une musique devenue folklore pour touristes, ils apprennent la vérité vraie sur la mort énigmatique de Robert Johnson, figure tutélaire de la musique bleue.
Mais le voyage est surtout l'occasion pour le père de s'interroger sur ses crises de migraine, ce douloureux symptôme d'aucune maladie formellement identifiée qui conduit les victimes à entretenir avec le monde un rapport d'observateur misanthrope.
Difficile dans de telles conditions de se livrer à des confidences.
L'extrait
« À chaque occasion, l'histoire repasse les mêmes plats, chaque fois plus amers, moisis, dissimulés derrière un vocabulaire aussi vide que pompeux. On peut être tenté de mettre fin à ses jours par dégoûts des autres. Ou par dégoût de soi-même. Il avait cumulé les deux pendant suffisamment longtemps pour avancer désormais vers la mort sans la redouter.
Réflexe de ses débuts d'observateur des manifestations au sein de la brigade « voie publique », le père surveillait sa fille d'un œil à coulisse. Que sait-il d'elle ? Pas grand-chose depuis l'école primaire. Plus de trente ans de paternité quasi absente en ont fait deux amis étrangers l'un à l'autre.
L'annonce de l'arrivée des passagers en provenance d'Ottawa le fait avancer vers le couloir d'où débarque la foule d'emmitouflés dans une symphonie de valises à roulettes et smartphone à l'oreille, oui, oui, je suis là, d'accord, d'accord, bien passé, oui, autant de mots qu'économisait le téléphone fixe.
Rencognée derrière un panneau « Dunkin' Donuts » elle l'aperçoit plisser les paupières, écarter un voyageur du plat de la main, scruter chaque silhouette. Un rouquin frisé, cheveux en catogan, vêtu d'une doudoune mauve s'approche. Ils se serrent la main. Échangent quelques mots sans que la moindre émotion transparaisse sur leurs visages. L'inconnu lui remet un étui à violon ainsi qu'une enveloppe tirée de la poche intérieure de l'anorak. Sur quoi il tourne les talons. » (p. 23-24-25)
L'avis de Quatre Sans Quatre
« Il vit avec un serpent, une aiguille à tricoter, un marteau piqueur ou une barre de fer dans la tête. »
On peut pas dire qu’il soit frais, l’ancien flic, le type des renseignements généraux attendant sa fille qu’il n’a pas vue depuis un bout. Ça n’a jamais été Serpico non plus, il était chargé de surveiller la presse et les médias. Sa fille le prend pour un espion, faut bien vivre d’illusions. Elle arrive d’Ottawa où elle a laissé derrière elle une rupture difficile, encore un peu saignante, lui l’embarque sur la Route 61, entre Memphis et La Nouvelle-Orléans, sur les traces du blues, à suivre les notes des guitares bidouillées sur d’anciennes boîtes à cigares et les harmonies des ruine-babines pleurant dans la poussière de Dixie.
Pourquoi ces retrouvailles après si longtemps ? Elle le soupçonne d’un truc pas clair. Après tout, c’est un flic, même s’il ne bosse plus pour la grande maison, un espion reste un espion. Genre se servir d’elle afin d’accomplir une obscure mission. D’ailleurs, elle a bien vu, à l’aéroport, un mec louche lui remettre un étui à violon. Elle parierait tout ce qu’on veut qu’il n’y a pas d’instrument à l’intérieur. Mais bon, elle suit, curieuse, et puis cela va lui faire du bien de se vider la tête de son amour défunt. Son père l’inquiète aussi, avec sa migraine perpétuelle et son comportement de déprimé chronique.
« Le mouvement n'offre finalement qu'une illusion. »
Une dépression à chanter le blues, sauf que le blues, il est mort aussi. Et d’une sale maladie, lente et définitive. Bouffé par le modernisme et la fin des champs de coton dans lesquels ce n’étaient plus que les vrombissements et les cliquetis des cueilleuses automatiques qui scandaient le boulot. Ça gratouille encore un peu, histoire d’amuser le touriste payant, mais c’est folklore et compagnie. L’âme noire est envolée, les godasses crasseuses qui tapaient le tempo ne résonnent plus que dans le crâne du flic des RG. Il pleure son amour, à l'instar de sa fille, son amour pour Svetlana qui s’est évaporée voilà déjà longtemps et qui lui a ôté toute idée d’être à nouveau heureux.
« À l'inverse de la mélancolie – solitude accrochée aux lampions du souvenirs -, la tristesse suinte des os du corps. »
Tous deux entament un pèlerinage, lent comme un cortège funèbre, du style des enterrements musicaux de La Nouvelle Orléans, au rythme du blues du Delta. Lui porte un regard un peu misanthrope sur le monde qui l’entoure, vit dans le passé, apprend les légendes et le vrai de motels en boui-bouis, de rencontres en hasards. Elle cherche à trouver le moyen de poursuivre sa vie, de prendre un nouveau départ. On peut cheminer de concert sans avoir le même but, voilà trop d’années qu’ils sont séparés, qu’ils font vies à part.
Lui sait pourquoi il a voulu qu’ils soient réunis, avec le dénouement tout s’éclaire et prend sens, devient la logique même. Aucune urgence, il faut prendre le temps d’accompagner le père et la fille au fil des phrases et des mots de Michel Embareck. C’est un beau voyage, court mais riche, un regard un peu désabusé - lucide - sur les turpitudes du monde. « Ce n’était pas mieux avant. C’est seulement pire aujourd’hui. » Un road trip bilan d’une vie pour l’un, escale pour l’autre. Lui est proche du bout, elle est au milieu du gué. Il voyage à deux mais font route mémorielle séparée.
Une flèche dans la tête est un roman émouvant, une exploration de l’intime de deux êtres et une vision de la société dans laquelle ils vivent, leurs déconvenues et leurs petits bonheurs, ce qui les heurte. La mort du blues, c’est un peu la fin d’une certaine idée de l’humanité, d’une philosophie, sombre, tragique, mais qui savait aussi être légère et égrillarde, parce qu’il n’y a pas que le malheur dans l’existence, même la plus malmenée. L’époque où l’on pouvait décidé de passer un pacte avec le diable, aujourd’hui, il est aux commandes, partout ou presque, à commencer par l’Agent Orange à la Maison blanche, c’est lui qui mène le bal, malheur à ceux qui refusent de danser selon sa musique.
« On ne lui enlèvera pas de l'idée que l'humanité implosera à la façon d'une coloquinte pourrie sous l'effet d'une catastrophe écologique, d'une bulle financière gonflée au gaz moutarde, d'un missile nucléaire balancé une nuit de pleine lune par un niqué de la touffe défoncé. Il n'appartient plus à ce cirque. »
Michel Embareck joue juste, dans le ton, il a trouvé les personnages idéaux afin d’accompagner son blues et sa tête fracassée par les douleurs récurrentes. Un bien beau roman, baignant dans les airs de Dobro et de grattes sèches, accompagnés de washboards et d’harmonicas, de pieds métronomes et du mal de vivre quand tout a disparu et qu’on se retrouve seul face à soi-même. En est-il jamais autrement ?
Notice bio
Écrivain migraineux, Michel Embarek est l'auteur d'une trentaine de romans, polars et recueils de nouvelles parmi lesquels La mort fait mal (Édition Gallimard - Série Noire - 2000), prix marcel Grancher, et Jim Morrison et le diable boiteux (L'Archipel – 2016), prix Coup de foudre des Vendanges Littéraire 2017.
La musique du livre
Une playlist de folie, toute l'histoire du blues (ou presque), à déguster en lisant ce roman.
En plus de la sélection ci-dessous, sont évoqués (beaucoup en tête de chapitre) : Elvis Presley, John Coltrane, Miles Davis, Bo Carter, Henry « Son » Sims, Charles Trenet, Calexico, Golden Gate Quartet, The Last Poets, Gil Scott-Heron, Gladys Knight, Cameo, Béla Bartók, Willie Brown, Charlie Patton, La Varsovienne, Kalinka, Les Bateliers de la Volga, Muddy Waters, Sonny Boy Williamson, John Lee Hooker, Bessie Smith, Julia Lee, Dinah Washington, John Lennon, Brother Dege – Too Old To Die Young, Steeve Earle & Lucia Micarelli – One More Cup of Coffee (Valley Below), B.B. King – The Thrill Is Gone, Isaac Hayes – Ike's Rap 2, Wilko Johnson – First Thing in the Morning, Billy Holliday – Strange Fruit, Trombone Shorty – Laveau Dirge, Led Zeppelin – Lemon Song/ Robert Johnson – Traveling Riverside Blues, Howlin' Wolf – Moanin' at Midnight, Willie Dixon – Back Door Man, Big Bill Broonzy – Cotton Choppin' Blues, Mighty Sam McClain – When the Hurt is Over, Blind Willie Johnson – Nobody's Fault but Mine, Édith Piaf – L'homme à la moto, Franck Alamo – Le Chef de la Bande, Edvard Grieg – Jeg elsker dig, Robert Johnson – Me and the Devil Blues/Hellhound on My Trail
Sleepy John Estes – Diving Duck Blues
Fred Sheftell – Migraine Blues
Lucille Bogan – Shave' Em Dry
Johnny Cash & June Carter – Jackson
Willie Dixon and Koko Taylor – Insane Asylum
Robert Johnson – Love in Vain Blues
UNE FLÈCHE DANS LA TÊTE – Michel Embareck – Éditions Joëlle Losfeld – 112 p. avril 2019
photo : bluesman