Chronique Livre :
UNE GRANDE FAMILLE de Hika Harada

Publié par Psycho-Pat le 07/04/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
Suite à une bévue, Ai Kitazawa perd son travail, son mari et ses enfants. Sans ressources, elle ne peut que retourner vivre dans sa maison familiale, nichée dans une banlieue saumâtre.
Elle y retrouve sa famille dysfonctionnelle. Takako, sa mère alcoolique, vient de poignarder Yasu, la grand-mère. Heureusement la blessure est sans gravité. Ai se tourne vers la gentille Miyako qui prend soin de son grand-père.
Mais cette voisine ne cacherait-elle pas un secret ?
L’extrait
« Ai avait vécu seule et serré les dents. Elle avait rencontré Akio Suzuki par l’entremise d’une amie. D’emblée, ses futurs beaux-parents s’étaient opposés à leur union. Ils avaient appris qu’elle avait un prêt étudiant à rembourser, et qu’elle apportait donc une dette dans la corbeille de mariage. Elle leur avait stipulé qu’elle était décidée à éponger cette somme seule, par les fruits de son travail. À ces mots, sa future belle-mère ne s’était plus tenue. « Pour qui tu te prends ? Tu imagines que l’argent qu’une femme rapporte à la maison lui appartient ? C’est là-dedans que tu voudrais puiser l’argent du foyer ? »
Akio et Ai s’étaient quand même unis, et avaient décidé de vivre de son revenu à lui. Ai avait consacré le sien au remboursement de son prêt. Ce qui fut fait en un an. La dernière traite virée, ils avaient dansé de joie. Ai en était encore reconnaissante envers son mari, et s’attendrissait à ce souvenir. Avec la naissance des enfants, cela restait un des quelques bons souvenirs de sa vie de couple. Ils n’étaient pas nombreux. « Après tout, Akio n’a-t-il pas fait ce que tout le monde aurait fait ? Moi, j’en aurais fait autant pour lui. De nos jours, préférer son couple au reste de sa famille, il n’y a rien de plus normal. »
Pour leur part, ses beaux-parents traitaient Ai comme une pauvresse. Ils n’avaient eu de cesse de la railler. Qu’elle soit devenue la mère de leurs petits-enfants n’y avait rien changé. Quant à lui, son mari s’était évertué à l’isoler de Yasu et de Takako, lui interdisant de prendre de leurs nouvelles. Non que ce fût nécessaire. Ai avait accumulé à leur encontre une boule de ressentiment. Elle se plaignait de l’attitude de ses beaux-parents mais ne traitaient pas mieux les deux autres femmes de sa famille. Ai ne pouvait se retirer de l’esprit que, si elles avaient pris en charge ses frais de scolarité, elle n’aurait pas connu tant de déboires dans sa vie conjugale.
Les pensées s’entrechoquaient dans l’esprit d’Ai, tandis que le futon humide montait peu à peu en température. Pas de « chez soi » ? Nulle part où se réfugier ? Ai s’était peut-être forgée ces idées toute seule. Dans son enfance, elle avait tant exécré la maison familiale, cette impasse dans laquelle elles avaient vécu toutes les trois. La journée qu’elle venait d’y passer aujourd’hui avait ébranlé son aversion. Elle n’en était pas à trouver des grâces à ce décor, mais il ne lui avait pas semblé aussi détestable que dans ses souvenirs. » (p. 86-87)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Privée de tout revenu, Ai Kitazawa est contrainte de quitter Tokyo pour revenir loger chez Yasu, sa grand-mère, une femme revêche, âpre au gain, qui ne s’est que peu occupée d’elle, contrainte toutefois de l’héberger toute son enfance puisque Takako, sa mère alcoolique, passait d’amant en amant presque au même rythme qu’elle ouvrait de nouvelles bouteilles. Ai n’a plus d’emploi, sa liaison adultère avec un cadre des ressources humaines de son entreprise ne s’est retournée que contre elle, et son mariage a volé également en éclat. Son mari a profité des circonstances pour obtenir la garde exclusive de ses deux enfants.
Une tragédie l’attend dès son arrivée dans la petite ville à une cinquantaine de kilomètres de la capitale : sa mère est incarcérée après une altercation avec Yasu. Au cours de la bagarre, la grand-mère a pris un coup de couteau, sans gravité, et est hospitalisée. Les relations entre les deux femmes n’ont jamais été bonnes, elles sont devenues exécrables. Le juge réclame un million de yens de caution, somme dont ne dispose bien évidemment pas la jeune femme. Elle va tenter de convaincre Yasu de retirer sa plainte, ce qui effacerait les poursuites, en vain. Aucune des deux ne veut céder, pas d’excuses, pas de retrait de plainte. L’esprit de famille chevillé au corps, malgré tous les mauvais souvenirs que lui ont laissé les deux mégères, Ai va se démener pour arranger les choses.
Ai se met donc à réfléchir à tous les moyens à sa disposition lui permettant de réunir la somme faramineuse, et monte des stratagèmes délicats pour y parvenir. La seule qui semble en mesure de l’aider et de la soutenir est sa voisine, qu’elle avait perdu de vue depuis son départ, Miyoko. Celle-ci est un exemple pour toute la communauté, elle a renoncé au mariage afin de pouvoir continuer à soigner son grand-père à son domicile, un dévouement magnifique qui fait l’admiration des tous… Pourtant quelques détails commencent à chagriner Yasu et Ai.
Les deux femmes deviennent vite inséparables et Miyoko va apprendre à Ai bien des secrets indispensables pour survivre dans la société japonaise d’aujourd’hui lorsqu’on est privé d’emploi. Un monde d’astuces, dont certaines tout à fait immorales, dans lequel Ai va se couler avec une facilité déconcertante.
Juste retour des choses dans un pays qui a longtemps maltraité les femmes – les relations homme/femme changent un peu -, Une grande famille est un roman exclusivement féminin. Les hommes n’y jouent que des rôles mineurs, et franchement peu glorieux, on est loin des samouraïs et des yakusas impitoyables. Mari sans envergure, employés minables trop heureux de se cacher derrière leur statut de mâles pour échapper aux sanctions, vieillards pleurnichards ne pensant qu’à manger et dormir, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. De ce piteux échantillon de l’homme nippon, Hika Harada tire en creux un réquisitoire implacable contre le sort réservé aux femmes dans la société. Ai ne correspond en rien aux standards féminins japonais, l’éloignement de ses enfants ne la soucie pas outre mesure, elle ne baisse ni les bras ni la tête, fait face aux mauvaises nouvelles et aux défis, en compagnie de sa voisine bien plus maligne que dévouée.
Beaucoup d’humour très noir dans ce roman acide, de situations granguignolesques dont l’outrance fait largement sourire tant il y a d’écart entre les deux frêles et douces jeunes femmes et les événements décrits. Plus qu’un roman noir, Une grande famille est une véritable satire sociale fort habilement écrite, et même s’il contient une bonne dose de suspense et de coups de théâtre, l’important reste ce bilan peu flatteur du Japon actuel et des difficultés frappant les exclus du système libéral, en particulier les femmes sans mari et sans emploi et le poids écrasant de la structure familiale. Sans trop avoir l’air d’y toucher, l’autrice balance quelques vérités, bonnes à dire, dans un style très agréable à lire. À noter une excellente traduction, comme toujours dans les productions de l’Atelier Akatombo.
Un très bon roman noir, drôle, sombre, une satire sociale pointant le sexisme de la société nippone, deux anti-héroïnes pleines de ressources et d’immoralité…
Notice bio
Née en 1970, Hika Harada, grande admiratrice de Haruki Murakami, connaît une fructueuse carrière de scénariste avant d'abandonner cette voie pour se consacrer au roman. Une grande famille (publié en janvier 2019 au Japon) marque l'entrée, saluée unanimement par la critique, de cette romancière versatile dans le roman noir.
UNE GRANDE FAMILLE – Hika Harada – Atelier Akatombo – 242 p. mars 2020
Traduit du japonais par Saeko Takahashi et Stéphane de Torquat
photo : Ginko biloba - Heidel Bergerin pour Pixabay