Chronique Livre :
UNE PLAIE OUVERTE de Patrick Pécherot

Publié par Psycho-Pat le 09/09/2015
Illustration : détail de Le Désespéré - autoportrait - Gustave Courbet (Wikipédia)
Le pitch
Premier acte : États-Unis, 1905. L'agence Pinkerton a lancé un détective aguerri sur la piste d'un Français, un certain Dana soupçonné d'un meurtre commis dans un square à la fin de La Commune de Paris, trente ans plus tôt. Cet enquêteur, Matthew J. Velmont, est un coriace qui ne lâche jamais la piste, c'est pourquoi on lui a confié l'affaire, des personnages français influents l'ont commanditée.
Le Wild West Show, cirque géant créé par Buffalo Bill, tente, vaille que vaille, ne lésinant pas sur les moyens, de recréer l'univers de l'ouest qui bientôt n'existera plus. Calamity Jane est confite dans la gnôle et le deuil de Wild Bill Hicock. De ce côté-là aussi de l'Atlantique les fous de liberté commencent à être mis en cage.
Second au quatrième acte : 1871, Paris : la France est en lambeau, Napoléon III est défait à Sedan, les Prussiens sont aux portes de la capitale. Les Parisiens crèvent littéralement de faim, la bourgeoisie et les aristos sont partis se remplir la panse à Bordeaux pour laisser les Uhlans prendre la ville. L'insurrection est là, le peuple ne veut pas baisser la tête. Il a décidé de prendre son destin en main, La Commune de Paris va naître, après celle de Lyon, concrétisation d'un rêve fou, celui de démocratie et de pouvoir à ceux qui marnent.
Quelques amis vont se trouver au cœur de ces événements, impliqués dans la gestion de La Commune, donnant de leur personne. Ce sont Vallès, Courbet, Verlaine, Gill, Marceau, Dana, Manon, esprits éclairés et brillants. Les Versaillais, rapaces, vont fondre sur les insurgés, une boucherie sans nom. Les bottes rouge sang des militaires finiront, pataugeant dans les exécutions sommaires, de clore le temps des cerises, d'écraser furieusement l'audace d'avoir imaginé une autre humanité.
Dana est accusé de meurtres d'otages, Marceau est persuadé qu'il a un cadavre en plus sur la conscience, celui d'un homme qui n'était pas au nombre des prisonniers. Dana, condamné à mort, est introuvable. Marceau en est persuadé, il est en Amérique. Celui-ci va consacrer des années à tenter de débusquer Dana l'illusionniste, celui qui sait tromper par ses mains si rapides, celui dont on ne sait réellement qui il est, trente ans après, il n'a pas renoncé...
affiche du Wild West Show (Wikipédia)
L'extrait
« Le mort ne doit rien au couteau, pourtant. C'est une balle qui l'a frappé. Elles sont plus expéditives. Elles n'obligent pas à emmancher celui qu'on tue. À sentir le surin pénétrer sa carcasse, riper sur un os, entrer dans le gras comme dans du saindoux et fouiller les viscères. Pour larder face à face, il faut soutenir le regard de l'homme qu'on perce. Ses yeux écarquillés, la stupeur de la vie qui s'en va. Il faut l'empoignade, comprendre en une seconde tout ce que l'on efface. Puis, le coup porté, sentir la contraction des muscles, les vibrations dans le couteau. Voir l'homme se relâcher comme après l'amour, lourd au bout de l'eustache planté où ça palpite. Chouriner de dos ne change rien, c'est toujours de la mort au corps-à-corps.Le fusil en éloigne. Il tient à distance. Tout au bout de la chaîne qui l'a fourbi. Celle des métiers, des savoir-faire, des travailleurs à leur turbin et qui l'aiment. L'ouvrage bien fait, c'est de la fierté. Il faut aussi compter la poudre, les balles. D'autres boulots : ceux du plomb, du salpêtre. Ça fait du monde, on se sent moins seul à presser la détente. Les jambes peuvent virer flanelle, le cœur monter aux lèvres, donnée d'un peu loin, la mort a moins sale gueule. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
La traque de Dana, sur deux continents, trente ans après les faits, sert de fil rouge au roman, elle en est la colonne vertébrale. Elle permet ce panorama magnifique des événements tragiques de La Commune et un voyage infiniment poétique dans le nouveau monde du début du vingtième siècle. L'enquête n'est pas classique, il n'y a pas de policier sur l'affaire, juste la certitude d'un vieil homme qui a les moyens et le besoin irrépressible d'en pourchasser un autre à travers la planète. Trente ans après les faits, il revient avec minutie sur l'enchaînement des événements, une habile manière pour l'auteur de retracer la grande Histoire au travers la vie de ses personnages.
Un roman de cette ampleur ne s'écrit pas avec n'importe quoi. le matériel est fondamental. Premier acte, l'Amérique. Patrick Pécherot a su, en parfait alchimiste, prendre pour l'écrire des plumes de sioux, ceux encore fiers guerriers qui chevauchaient les plaines infinies du far-west. Il y a adjoint l'âme des bisons qui y paissaient toujours en rêve et l'esprit des hommes et des femmes venus de la lointaine Europe, ivres de liberté et de mauvais alcool. Ce qui ne l'empêche pas de dénouer les légendes, de démystifier à tour de bras, n'est-ce pas Buffalo Bill ?
« Ce n'est qu'au soir d'une chevauchée hypnotique où d'insolites pensées métaphysiques se mêleront aux courbatures qu'il trouvera l'or dans la boue. »
Il use pour les trois actes suivants d'une encre tragique et noire. Trempée dans les artères des communards fauchés par la mitraille, dans les yeux des rapaces Versaillais qui attendaient leur heure, de la curaille qui préparait le mortier du Sacré Coeur en espérant le sang des révoltés pour finir leur tambouille. Il nous transporte dans l'obsession d'un Marceau, sauvé des représailles in extremis, qui cherche Dana, qui le traque, qui pleure sa jeunesse et les espoirs enfuis, noyés de raisiné.
Tout cela pour un mort ? Un de plus au milieu des milliers d'autres ? Un détail de l'histoire mais celui où se cache le diable. Un cadavre immense qui enterre tous les autres, qui masque la puanteur de charogne des massacres de masse des versaillais, qui maintient Marceau en vie, il lui faut savoir.
Patrick Pécherot nous raconte des histoires et il le fait rudement bien. Des histoires d'hommes et de femmes pris dans l'Histoire, qui la vivent et la font, la subissent et la rêvent autrement. Du cul aussi tanné que sa selle de l'enquêteur de Pinkerton à Calamity Jane, sublime ivrogne amoureuse et altruiste, des révolutionnaires de Paris à Marceau, naviguant à vue trouble dans les vapeurs de laudanum et les souvenirs confus, ses personnages laissent leurs empreintes et constituent les éléments d'une vue d'ensemble des époques et des lieux.
Ouvert à n'importe quelle page, ce livre raconte une tranche de vie, un morceau de réalité. Il peut apparaître tel un recueil de poèmes en prose. Un cairn où chaque paragraphe-pierre bâtit peu à peu l'édifice. Pourtant, le scénario est là, l'intrigue également, passionnante, vibrante des coups de canons et des trahisons. Elle est cohérente, suspense et coups de théâtre se succèdent jusqu'à l'épilogue. Ensuite, le livre refermé, impossible de résister à l'envie d'y revenir, encore et encore, tant la langue y est belle et le rythme travaillé. C'est la musique de l'espoir, des hésitations, des fureurs et des peurs. Et puis c'est, plus sournoise et assourdie, celle des doutes et de la confusion, de l'obsession d'un homme revisitant un passé qui l'a définitivement avalé.
« Sur sa mer opiacée, où gîtaient des bateaux ivres, Marceau rejoignait Dana, les fantômes de Buguet et des indiens peinturlurés. »
Un bien long et tortueux chemin que celui de Marceau du joli mois de mai au Paris de 1905. Il y croise les figures du passé, les sentiments perdus, abruti de ce cadavre surnuméraire qu'il attribue à Dana. Il voient les traces nettes des Courbet, Gill, Vallès, Verlaine, ivrogne magnifique ou piteux, Louise Michel l'insoumise, Manon la sublime modèle, et, partout, fantomatiques ou presque, se devine celles de l'homme aux semelles de vent, clochard céleste, ombre parmi la furie des temps, capable de donner des couleurs vives aux gris des fumées et des âmes, bateau ivre de mots qui réunit la vieille Europe et la nouvelle Amérique.
une rue de Paris en 1871 - Maximilien Luce (Wikipédia)
« Le vent se lève. Marceau écoute sa rumeur. Le souffle de l'Histoire le fait frissonner comme un soir d'été bleu. »
Une Plaie Ouverte est un chef d'oeuvre, le mot n'est pas trop fort. Il abrite la force d'un profond mystère, d'augustes personnages et d'autres totalement inconnus traités à l'égal. Pathé, Zola, Dreyfus, Edison, Buffalo Bill, ils sont tous là, mais aussi Mazurka, le petit chiffonnier, qui a chopé son nom à sa façon de danser quand son paternel au vin mauvais le faisait valser sous les coups. L'Histoire et son cortège de tragédies, la liberté et toutes les avanies que l'on fait subir à ceux et celles qui luttent pour son avènement ou caressent seulement l'espoir qu'il y a d'autres possibles. Du très grand art !
Notice bio
Patrick Pécherot est né à Courbevoie en 1953. Il exerça plusieurs métiers dans le secteur de la protection sociale. Un temps proche des milieux libertaires et pacifiste, il s'engage ensuite dans le combat syndical à la CFDT et devient rédacteur en chef de Syndical Hebdo. Il est scénariste de bande dessiné (Des méduses dans la Tête, Vague à l'Âme), auteur de nouvelles et de livres pour la jeunesse en plus, bien sûr, d'être l'auteur de romans policiers dont Tranchecaille (trophée 813 du meilleur roman noir francophone 2009) et de la remarquable trilogie La Saga des Brouillards (Folio).
La musique du livre
Un peu de dulcimer, instrument ancien qui ouvre la bande originale, effleuré par un homme dans une cabane glacée. Let my People Go, par Louis Armstrong, l'esclavage n'est pas si loin et les cicatrices encore à vif pour longtemps en Amérique.
Le Temps des Cerises, évidemment, mais chanté par Calamity Jane dans le roman, à Redwood où elle soigna les agonisants, ici par Juliette Greco.
La Canaille, parce qu'elle a pris le pouvoir, tandis que la racaille bourgeoise fuyait à Bordeaux, célèbre chanson des Communards.
Marceau et son ami Pathé font une ballade au square où un orchestre joue Heure Exquise, tiré de La Veuve Joyeuse, opérette de Franz Léhar.
Du bluegrass pour finir entendu sous le chapiteau du Wild West Show de passage à Paris, Greensky Bluegrass, Demons.
UNE PLAIE OUVERTE – Patrick Pécherot – Série Noire/Gallimard – 270 p – 10 septembre 2015