Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
UNE SUITE D’ÉVÉNEMENTS de Mikhaïl Chevelev

Chronique Livre : UNE SUITE D’ÉVÉNEMENTS de Mikhaïl Chevelev sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

C’est avec une grande surprise que Pavel Volodine, journaliste moscovite, apprend un soir qu’il est attendu sur les lieux d’une prise d’otages, où on le réclame comme médiateur. Un homme retient plus d’une centaine de fidèles dans une église, et ne veut négocier qu’avec lui.

Pavel reconnaît alors Vadim, qu’il avait fait libérer lors d’une mission bien des années auparavant. Engagé malgré lui dans une périlleuse course contre la montre et un improbable dialogue, il tente de comprendre ce qui a pu le conduire à faire le choix du terrorisme.


L’extrait

« Evgueni et moi avons racheté Vadim en dernier, on était déjà en septembre. Avant lui, au mois de juin, nous avions réussi à libérer Sergueï et deux Oleg, mais ils ne nous ont pas remis Vadim tout de suite, nous avons dû revenir.
On ne se connaissait pas avec Evgueni avant cette affaire, je le croisais parfois au buffet de la rédaction, mais sans plus. Il travaillait comme correspondant pour la chaîne de télévision Vues d’aujourd’hui, qui louait un étage du bâtiment de la rue Petrovka apparentant au Courrier de Moscou, par la suite transformé en hôtel, et il n’y avait qu’un seul buffet pour tout le monde. J’étais déjà chef de rubrique au Courrier, avec un bureau personnel, une secrétaire et quatre subordonnés. En plus de tous ces avantages, je bénéficiais d’un privilège supplémentaire que j’avais réussi à extorquer au rédacteur en chef Victor Konev, qui était un ami, quand j’avais accepté de troquer ma liberté de chroniqueur pour une rubrique, et pas n’importe laquelle, celle des conflits nationaux. Pas forcément l’idéal pour se faire connaître et du boulot à revendre avec un minimum de trois colonnes par numéro. Rien que la Tchétchénie, c’était déjà trop, et il y avait aussi l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, la Transnistrie, le Haut-Karabagh, le Tadjikistan, les musulmans d’Adjarie et des Russes pratiquant le judaïsme dans la région de Voronej... Bref, quand Sacha Goureev, le chef de rubrique précédent, a brusquement claqué la porte de cette maison de fous pour travailler à la télévision, j’ai répondu à la proposition de Konev en ces termes : je suis d’accord si tu me garanties au moins un déplacement par mois, sinon pas question, je risque de m’enliser dans les minorités nationales et de perdre totalement la forme.
Et voilà que, début juin, Iounousbek Iambev vient me voir et m’annonce : je me rends à Nazran aux pourparlers entre les fédéraux et Maskhadov. Je ne sais pas sur quoi ils portent, mais figure-toi qu’on m’a inclus dans la délégation russe en tant qu’expert. Et dans quel domaine exerces-tu ton expertise ? que je lui demande, la vodka trafiquée ou les fausses factures ? Qu’est-ce que ça peut te faire ? répond Inounousbek, l’important, c’est que je suis membre de la délégation, pour le reste on verra après. Et épargne-moi tes allusions xénophobes, sinon je vais me vexer et tu vas perdre une source précieuse d’informations, tu seras obligé de recopier les communiqués de l’agence Tass... Bref, tu veux partir à Nazan ? » (p. 15-16)


L’avis de Quatre Sans Quatre

« Les imbéciles croient au complot parce que toutes les autres explications sont trop compliquées pour eux... »

1996. Alors que le conflit entre séparatistes tchétchènes et la Fédération de Russie s’enlise, des pourparlers sont organisés à Nazran, en Tchétchénie, entre de hauts responsables fédéraux et le chef de la résistance, Maskhadov. Iounousbek Iambev, un arriviste pseudo-expert, étant parvenu à se glisser dans la délégation russe, propose à Pavel Volodine, chef de rubrique au très influent quotidien Le Courrier de Moscou de l’emmener avec lui, afin qu’il réalise une interview du leader tchétchène. Maskhadov ne goûte guère les médias et c’est une proposition de scoop qui ne se refuse pas. Iambev embarque également Evgueni, un reporter-cameraman de l’émission Regards, diffusée sur la chaîne Vues d’aujourd’hui.

En fait de scoop, les deux journalistes devront se contenter d’un entretien avec Chamil Bassaïev, un combattant trop connu, passant son temps à répondre aux médias, piètre consolation. Néanmoins, avant de quitter la région, ils découvrent 4 prisonniers russes en train de creuser une tranchée. Les reporters se débrouilles pour payer leur rançon. Hélas, ils ne peuvent, dans un premier temps, n’en ramener que trois en Russie, le dernier Vadim devra rester entre les mains de ses geôliers quelques mois encore. Il ne sera pourtant pas abandonné, et les deux journalistes tiendront parole et viendront le rechercher afin de le ramener chez lui. Une fois à la maison, tout le monde oublia Vadim.

Jusqu’à ce soir d’hiver de 2015, où Pavel et Evgueni reçoivent un appel très pressant de la Sécurité les invitant à se rendre à Nikolskoe. Un groupe terroriste tchétchène a pris le contrôle de l’église orthodoxe locale, très connue, et retient une centaine de fidèles en otage, parmi lesquels des femmes et des enfants. Nul ne connaît leurs revendications puisque leur chef, inconnu, a clairement indiqué qu’il ne parlerait qu’aux deux journalistes et que, faute de les voir arriver dans un très bref délai, ses hommes et lui feraient sauter l’édifice avec tout le monde à l’intérieur...

Evgueni refuse de céder, Pavel, lui, accepte afin de tenter de sauver des otages. Le Courrier de Moscou a été victime de la montée d’Internet, il n’existe plus, Volodine subsiste en écrivant des piges. Il rencontre donc le terroriste et reconnaît Vadim, retourné en Tchétchénie après bien des déboires en Russie, converti à l’Islam et devenu combattant indépendantiste. Les deux hommes vont se raconter l’un à l’autre, passer en revue les années au cours desquels le clan Eltsine a pillé la Russie, faisant naître une oligarchie rapace comme on n’en avait rarement vue, ainsi que leurs déboires respectifs. Peu à peu, Vadim explique sa présence dans cette église et ce qu’il y cherche. Pavel se bat avec toute la persuasion dont il est capable afin de retarder l’intervention des forces spéciales qui, on le sait depuis Beslan, ne font que peu de cas de la vie des otages.

Sur le fil du rasoir, pendant toute une nuit, Vadim et Pavel vont échanger sur des notions fondamentales telles que la justice, la loyauté ou l’ignominie d’une société qui envoie de jeunes hommes à la guerre pour les abandonner ensuite à leur sort. Jusqu’au bout, Evgueni refusera d’assister aux discussions. Dans notre monde d’images, il sera jusqu’au bout refusé à Vadim d’apparaître. Ses revendications n’ont rien d’excentriques, Pavel parviendra-t-il à les faire accepter par Moscou avant qu’il ne soit trop tard ?

De manière fort habile, Mikhaïl Chevelev mêle personnes réels et inventés, faits historiques et fiction, ce qui renforce considérablement la crédibilité de son propos. Cependant, loin d’être un documentaire historique, la finesse d’analyse, l’épaisseur des personnages, l’écriture solide - très belle traduction ! - et l’universalité des thèmes font de ce roman une véritable œuvre littéraire, profondément humaniste.

Le suspense demeure omniprésent tout au long du récit, entre les menaces terroristes et les pulsions interventionnistes des forces de l’ordre, d’un côté comme de l’autre, la vie des otages ne tient qu’à un fil, malgré la bonne volonté démontrée par Vadim à plusieurs reprises. On calcule ferme du côté de la police et des poliriciens sur la tactique la plus payante en matière de popularité : le fermeté ou la négociation, laquelle est payante ?

Pavel et Vadim savent qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Le journaliste veut sauver les otages, le terroriste présente ses exigences sans y croire, tout en espérant que Volodine relatera son histoire. Tous deux ne sont pas dupes et ont compris que les pouvoirs publics préfèreraient une démonstration de force, une victoire à porter à leurs crédits, à une solution négociée par le reporter. Dès le tout début, la tragédie est nouée et Chevelev la mènera à son terme (tout à fait étonnant) de main de maître.

Passionnant roman russe, naissance d'un terroriste, genèse d’une prise d’otage en Tchétchénie et les négociations qui s’ensuivent. Une solide réflexion sur les responsabilités individuelles et collectives conduisant au pire...


Notice bio

Mikhaïl Chevelev, né en 1959, est un journaliste d’opposition connu en Russie. Une suite d’événements est son premier roman.


La musique du livre

Alla Pougatcheva - Arlekino

Philipp Kirkorov - Zhestokaya lyubov


UNE SUITE D’ÉVÉNEMENTS - Mikhaïl Chevelev - Éditions Gallimard - collection Du Monde Entier - 163 p. janvier 2021
Traduit du russe par Christine Zeytounian-Belous
Postface de Ludmila Oulitskaïa

photo : Véhicule blindé russe mis hors de combat en Tchétchénie en 2000 - Wikipédia

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