Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
VESPER de Vincent Crouzet

Chronique Livre : VESPER de Vincent Crouzet sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Une femme et un homme, un soir, au Café Beaubourg.

À les observer, on pourrait hâtivement conclure à une rupture amoureuse. Comme des amants, Vesper et Victor se fréquentent clandestinement depuis vingt-cinq ans. Elle dirigera dans quelques heures le service secret extérieur de la France, la DGSE. Il a longtemps été son meilleur agent sur les théâtres d’opérations en Afrique. Ce n’est plus le cas.

Ce soir d’automne, c’est leur dernière rencontre, le moment des adieux. Vesper doit annoncer à Victor qu’elle l’abandonne. Comment se séparer ainsi, quand on a parfois, ensemble, modifié le cours de l’histoire ? La passion d’un homme pour celle qui le manipule depuis toujours peut-elle être supérieure à la raison d’État ? Et si, entre eux, pesait un tout autre secret ?


L'extrait

« - Tu as toujours transgressé. Nous le savions. Tu as toujours triché, et tu es doué. C'est un atout chez nous... Aussi...
Elle a prononcé aussi longtemps après chez nous. Pour elle donc, d'autres qualités prévalent, et priment.La fiabilité.La droiture. La fidélité.
- Mais nous avons nos limites, enchaîna-t-elle. Les règles, tu les connais, non ?
Une vie. Oui, j'ai vieilli, alors les limites, je les connais. Suffisamment pour jouer avec. Pour jouer avec toi, Garce.
- Nous ne voulons plus de pirates, des corsaires, peut-être, mais les pirates, c'est terminé, Victor. Fin d'une époque.
C'est donc ça. La fin d'une époque.
- J'ai émis des signaux, Victor. Cela fait deux ans que j'émets des signaux clairs. Contraintes budgétaires, nouvelles menaces, priorités géographiques.
Pognon surveillé, terrorisme islamiste, Chine et Iran. Régulièrement, elle me recadre. L'Afrique, oui, encore. Mais celle du blanchiment des groupes terros, celle des ambitions chinoises et des menées iraniennes. Le reste, désormais, on s'en branle presque. Un continent explose, vomit ses enfants migrants vers l'Europe offerte, mais on investit ailleurs. Je n'ai jamais vraiment cherche à débattre avec elle. Parce que Elle, c'est l'administration, la raison, l'efficacité, le service de l'État. On ne débat pas avec ça, même réincarné en femme fatale. Au mieux, on écoute. On n'entend pas toujours. Je n'entends jamais rien. Évidemment, je suis devenu le spécialiste des circuits de blanchiment de l'argent de la terro-criminalité islamiste sunnite ou chiite en Afrique, évidemment, tout ce qui ressemble à un Chinois ou bien à un Perse influent au sud du Congo me passionne. Mais je me méfie du miroir aux alouettes. J'ai souvent d'autres centres d'intérêt. Mes notes sur les dérives de l'ANC en Afrique du Sud, les subtilités de la purge supposée douce en Angola, les risques d'un retour à la guerre civile au Mozambique, la santé précaire d'Afonso Dhlakama, le chef fantôme de la RENAMO, le maintien, malgré le départ de Mugabe, du régime sécuritaire au Zimbabwe, ne passionnent pas les foules, je l'imagine bien. Et méritent donc rarement une diffusion aux autorités. Je sais aussi qu'elle me ment. Et que parfois, encore, je suis « diffusé ». Une amie diplomate, avec laquelle je m'égare de temps à autre, m'avait confié une note estampillée CONFIDENTIEL DÉFENSE dont elle était destinataire, sur la situation au Shaba. J'y ai retrouvé ma patte, à la virgule près.
Je sais, Splendeur... Les espions, aussi, sont les premières victimes de la Révision générale des politiques publiques.
On demande à la SNCF, à la Poste, à l'Éducation nationale de la rentabilité. Aux Armées, et aux services secrets également.
Ne te fous pas de ma gueule, Victor.
Ce soir je ne devrais pas abuser. Ni de Good Looking. Ni de Splendeur. Ni de sarcasmes. Ni de trop de nostalgie, sur le temps passé. » (p. 36-37)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Ce soir, c'est une dernière. Largement aussi chargée émotionnellement qu'une Première. Plus définitive de toute façon. Victor, espion de son état, arrive au Café Beaubourg pour une ultime rencontre avec son officier traitant, Vesper. Clap de fin après vingt-cinq ans de collaboration, de manipulation, de mensonges, de trahisons, de désir fou et d'amour frustré. Vesper, il l'a connue à Berlin, elle avait vingt-huit ans, le feu dans ses cheveux roux et une silhouette de rêve. Si jeune, elle était déjà responsable de station, pour la DGSE, dans une des villes les plus sensibles d'occident, c'est dire si ses supérieurs la tenaient en haute estime. Une rigueur à toute épreuve, sa vie entière consacrée à son travail, il n'y avait pas de place pour Victor sur l'échiquier. Lui, c'était son pion. Celui qu'on sacrifie, si besoin. Partout où ça sentait vraiment très mauvais. En Angola, au Congo, au Mozambique, au Soudan ou en Afrique du Sud. Sous sa couverture de marchand d'art africain, il servait de chaperon aux mouvements de guérilla, protégeait les intérêts des multinationales françaises, assurait les approvisionnements en pétrole d'Elf. Victor rencontra des sorciers, des tueurs sans états d'âme, des enfants perdus, mais aussi les éléphants, les gazelles semblant voler par-dessus la savane...

Victor a rencontré Vesper à l'opéra, sa passion. Première prise de contact, coup de foudre immédiat. Pour elle, il endurera tout pendant des décennies, risquera sa peau dans des jungles infestées de bestioles de toutes tailles, avides de sang et de chair, grouillantes de troupes gouvernementales, de mercenaires, de guérilleros, survolées par des hélicos semeurs de mort, pilotés par des Russes achetés à prix d'or. Il empruntera des avions de fortune, des pirates tenant le manche, cigares aux lèvres, qui l'emmèneront sur des terrains d'atterrissage improbables, impossibles. Il ménagera la chèvre et le chou, mariera la carpe et le lapin, justifiera les soutiens, leurs retraits aussi. Il mentira à ses amis, trompera tout le monde, dans une chaleur de four et une humidité à vous ronger les os. Tout cela pour elle. Pour quelques brèves rencontres, discrètes, fugitives, au cours desquelles il n'obtiendra même pas un baiser.

Pas qu'il se fit moine, loin de là. Des femmes, il y en eut, il y en a, des cohortes : putes, espionnes, diplomates ou femmes du monde. Victor renseigne, rédige des notes, crapahute dans des endroits effroyables, et baise avec frénésie des corps sans importance. Il fornique comme on mange, par besoin de ses sentir vivre. Son seul désir réel, c'est elle. L'argent lui brûle les doigts, il flambe dans les palaces, vit comme un prince entre deux randonnées usantes au cœur de conflits ne s'éteignant jamais tout à fait ou de nouvelles zones de friction pouvant menacer les intérêts (économiques) français.

À force de fréquenter les rebelles, marxistes, fascistes, mystiques délirants, Victor forge des amitiés, croises des regards et des souffrances qu'il ne peut oublier, gravés dans sa peau comme au fer rouge. Le sang sur leurs mains l'a depuis longtemps souillé, il en a sa part. Les odeurs de cadavres, de carcasses éventrées, de pourriture, de cordite et de napalm ne s'effacent pas d'un coup de gant de toilette. Peu importe, il fait son devoir, parce que c'est son métier, parce qu'elle le lui demande. Ses notes sont remarquées, appréciées, elle en bénéficie, on la félicite d'avoir sous sa coupe un agent aussi efficient. Mais, ce soir, c'est fini. Il a une dernière info à lui transmettre, une info qu'elle ne veut pas connaître, qu'elle connaît déjà. Après ce sera fini. Depuis deux ans, elle le soupçonne de bidouiller ses rapports, le rendez-vous sera tendu, impitoyable, sanglant...

Vincent Crouzet nous livre quasiment trente ans de l'histoire cachée de l'Afrique subsaharienne, de l'Angola, du Mozambique, de l'Afrique du Sud, du Soudan, du Centrafrique, du Congo. Au plus près des acteurs, dictateurs ou révolutionnaires, dans les pas des groupes armés défoncés au khat, dans les arcanes de la realpolitik, celle qui joue les équilibristes entre milices surarmées et pouvoirs dictatoriaux afin de tenir des pays dans le creux de la main. Son personnage principal, Victor, est tellement imprégné d'Afrique qu'il en vient à en adopter certaines croyances, à ne plus voir certaines statues, acquises dans des tribus reculées, uniquement comme des objets de profit, comme cette Princesse Nkisi à genoux, qui semble posséder un étrange pouvoir. Peu importe, il reste un maître espion et connaît sur le bout des doigts son monde de diamants de sang, de livraisons d'armes dans des conditions dantesques, de trahisons, de compétition avec les Russes et les Chinois afin de s'assurer coltan, tantale, uranium et autres minerais stratégiques.

Cette dernière rencontre entre Vesper et Victor dure plus qu'aucune autre, elle s'étire sur l'ensemble du récit. Plus un duel d'ailleurs qu'un rendez-vous, ils se rendent coup pour coup jusqu'à un dénouement d'opéra, il ne pouvait en être autrement. Jamais une relation entre un homme de terrain et un officier traitant n'avait duré si longtemps, Victor se remémore donc chaque détail de leur collaboration, chaque mission accomplie pour elle et raconte ainsi des décennies de corruptions des rouages politiques africains par les services secrets français (les autres nations ne sont pas en reste).

Roman d'aventure, roman de guerre, roman d'espionnage, roman d'amour fou, Vesper est tout cela à la fois, donc disons simplement un grand roman, peuplé de personnages ayant franchis toutes les limites, vivant dans un monde parallèle au nôtre, sous la canopée de la forêt primitive angolaise ou dans les suites des palaces, dans les couloirs feutrés des ambassades ou sous le feu d'hélicoptères apocalyptique. Roman historique tout autant, on y croise nombre de personnalités ayant marqué le destin de l'Afrique, ou la marquant encore, tels Jonas Malheiro Savimbi, le chef de l'UNITA, Viktor Bout (Lord of War), célèbre marchand d'armes, Mugabe, Mandela et cent autres, dans un récit hyper documenté, écrit par un des acteurs de cette période. Jamais Vincent Crouzet n'avait inséré une telle part autobiographique dans un de ses textes.

Loin de la brousse et de la forêt tropicale, dans un bar discret, Victor et Vesper, dans un ultime assaut, vont tout se dire. Tout ! Et, croyez-moi, c'est un privilège pour qui s'intéresse, un tant soit peu, aux circuits économiques ou à la géopolitique d'en être le témoin de ce déballage. Le lecteur assiste à une partie d'échec au cours de laquelle le pion pourrait bien disposé d'un moyen de mettre en danger la reine... Comme histoire d'amour compliquée, on ne peut pas faire mieux, une fascination réciproques traversées de tragédies et de non-dits d'une fin de siècle sanglante, un dialogue insolite la main sur la crosse du flingue..

Un très grand roman, trente ans d'histoire au sein des mouvements de guérilla africains, trente ans de passion entre deux êtres qui se dévoilent une dernière fois. Envoûtant !


Notice bio

Né en 1964, Vincent Crouzet fut pendant vingt ans membre de la DGSE, grand spécialiste de l'Afrique et de ses conflits. Il demeure un expert du monde du renseignement ainsi que de la géopolitique du diamant et des zones de crise. Il est l’auteur de plusieurs livres d’espionnage dont Radioactif (Belfond - 2014), Le Seigneur d’Anvers (2009) et Villa Nirvana (2007), Retex (Éditions Le Passeur – 2017), et d'un livre sur un scandale d'État, l'affaire Uramin (Une affaire atomique – Robert Laffont – 2017).


La musique du livre

Victor est un mélomane averti, un expert en opéra, outre la sélection ci-dessous, sont évoqués dans le roman : Variations Goldberg – Glen Gould, Jean-Sébastien Bach - La passion selon Saint-Jean, Gaetano Donizetti - Regnava nel silenzio, Ludwig Van Beethoven – 7e symphonie, second mouvement, 4e concerto en mi mineur de Johannes Brahms, Astor Piazzola – Libertango, Gustav Mahler – 5e symphonie, Frédéric Chopin – Les Nocturnes, Francis Poulenc – Le Dialogue des Carmélites, Jean-Sébastien Bach - La Passion selon Saint-Matthieu, Sergueï Prokofiev - Roméo et Juliette - Danse des Chevaliers, Concert en fa mineur de Jean-Sébastien Bach par Glen Gould, Erik Satie – Gnossiennes N°1, Jacques Higelin – Champagne, Richard Wagner – ouverture de Tannhäuser – Claudio Abado...

Georg Friedrich Haendel - Ombra mai fu – Renée Fleming

Wolfgang Amadeus Mozart - Laudate Dominum

King Kester Emeyena – Everybody

Pedro Ben – Aukwele Matilida

Nancy Sinatra - You Only Live Twice

Jean-Sébastien Bach - Delphine Galou – Erbarme dich mein Gott


VESPER – Vincent Crouzet – Éditions Robert Laffont – 426 p. février 2020

photo : Pixabay

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