Chronique Livre :
VIANDE SÈCHE de Martin Malharro

Publié par Psycho-Pat le 30/09/2016
photo : Rue de Buenos Aires (Pixabay)
Le pitch
Buenos Aires : le détective Mariani reçoit la visite du dénommé Antonio Serpi. Celui-ci est envoyé par le meilleur ami du privé, le garagiste Demarchi. L'oncle du potentiel client a disparu depuis quelques jours et il est prêt à payer pour que Mariani se mette à sa recherche. Cet oncle, Bernardo Gorlick est en fait assez simple à découvrir, il est enterré depuis 1983 dans un cimetière portègne.
Mais qui était donc celui que Serpi prenait pour son oncle ? Intrigué, Mariani va faire jouer ses contacts et amis, nombreux et bien placés à Buenos Aires, pour remonter la piste du fantôme. Obstiné, perfectionniste, Mariani, aidé de son pote le mécanicien, va tomber sur une photo d'un groupe d'hommes, surnommée « Les Docteurs ».
Loin d'apaiser leurs patients, ces sombres « docteurs » étaient en fait de sombres individus ayant rendu de nombreux inavouables services au pouvoir dictatorial argentin. Remonter dans ce passé ne peut que mettre à nus un nombre impressionnant de cadavres et Mariani va devoir se confronter au passé peu ragoûtant du pouvoir militaire argentin et de ses sbires. Triste et redoutable tâche...
L'extrait
« - Alors, il est venu te voir ? Hier il m'a amené ce tacot, là, et m'a raconté que son oncle avait disparu, dit Demarchi en montrant une Fiat 147 à la peinture délavée, capot ouvert.
- Oui, il veut que je le cherche.
- Ça doit être le vieux qui l'accompagnait, un jour, pour un petit problème électrique sur la voiture. Un type maigre, avec une gueule bizarre, qui n'a pas ouvert la bouche pendant que je discutais avec son neveu.
- Tu le connais, le neveu ?
- Il est du quartier, je crois qu'il vit rue Estados Unidos. Je pense que c'est un bon gars. Il vend du matériel informatique, ou un truc dans le genre.
Mariani but du maté puis lui tendit la calebasse. L'atelier sentait le kérosène ; propre et ordonné, il étincelait sous les lumières laiteuses des néons fluorescents.
- Je lui ai dit que tu étais un peu cher mais super bon, un vrai professionnel.
- Demain, il va passer à l'atelier pour déposer une photographie de son oncle.
- Tu vas lui prendre combien ?
- Huit cents plus les frais. Et une prime si je retrouve le vieux.
Ils finirent le maté en silence sous les néons scintillants. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
On avait perdu de vue Mariani après l'excellent Calibre 45 qui nous l'avait présenté. Il nous avait alors emmené dans le milieux très discret des numismates pour une enquête où son commanditaire avait eu le tort de le prendre pour un imbécile. Toujours cohabitant avec ses deux vieilles tantes dans l'appartement que lui a laissé sa mère, il traîne toujours quotidiennement sa carcasse au Britanico ou chez son vieil ami mécanicien, Demarchi. Ils boivent du maté, papote, échangent les ragots du quartier et parlent de leurs amours passées et futures. Mariani a de l'humour, il est vif d'esprit et connait sa ville, il navigue dans Buenos Aires comme Nestor Burma dans Paris, son compère, un peu plus lent toujours prêt à lui filer un coup de main au besoin.
En menant son enquête, curiosité maladive de détective, ce n'est pas ce qu'allait lui payer son client qui allait le sauver de la dèche, Mariani fait remonter des bulles de gaz nauséabond à la surface apparemment lisse. Comme la France de Vichy n'a pas été purgée de notre geste nationale, les méfaits de la dictature argentine ont été poussés sous le tapis et, ils ont beau avoir pris la poussière, ils sont toujours douloureux. Certes, les anciennes barbouzes tortionnaires ont été lâchées par les gouvernements au retour de la démocratie, et encore, c'est à voir, mais les réseaux perdurent, les amicales de bourreaux se réunissent encore. Le détective sollicite ses amis, promet, ne tient pas mais obtient tout de même. Il est comme ça, Mariani, séducteur et entêté. Sympathique, drôle mais ne perdant jamais de vue son objectif, prêt à promettre plus qu'il ne peut pour obtenir satisfaction.
« Toute justice est une forme de vengeance, et la vengeance fait partie de notre destin »
C'est le roman d'un pays qui n'a pas fini de solder ses comptes et le privé joue avec obstination le chien dans le jeu de quille. Les anciens bourreaux ont toujours peur de se faire rattraper par le passé, pas qu'ils aient des remords, mais ils ne veulent pas payer l'addition. Les anciennes victimes, ou familles de victimes, la plupart sont mortes sous les coups ou larguées vivantes en mer du haut d'un hélicoptère ou d'un avion en vol, cherchent des responsables, traquent les salauds, civils ou militaires, qui ont martyrisé les opposants au régime.
Vaste sujet donc, hyper sensible, que Martin Malharro aborde par le biais de la disparition d'une personne âgée. La fin de la dictature remonte à 1983, les tortionnaires ne sont plus de la première jeunesse et les traces ont été, pour la plupart, soigneusement effacées. Magie du polar et des bonnes vieilles méthodes de recoupements, renseignements, indics, elles refont ça et là surface. Mariani maîtrise tout cela, il sait chercher, surtout il sait trouver ce que d'autres ne voient pas.
« Et n'allez pas croire que ceux qui ont fait ça étaient des monstres faciles à reconnaître dans la rue... »
Classique dans la forme, en évitant les poncifs fatigants, mais en conservant de qui fait le sel du genre, suspense, action, révélations, ce polar nous emmène dans un Buenos Aires inconnu des touristes, celui de l'histoire contemporaine argentine et de ses drames. Malharro sait nous y promener, flânant dans la cité tentaculaire pour tomber, presque par hasard, sur les sordides cicatrices d'un passé jamais soigné correctement. Mariani est le type idéal pour fouiller ce passé, fouiner là où d'autres se sont cassés les dents, il est sa ville, il s'y fond, la connait et sait par coeur les travers des ses habitants, il a les mêmes. Les dialogues sont riches, fins, drôles ou sinistres mais justes. Le privé sait manipuler son monde, s'appuyer sur ses connaissances, promettre, mentir, mais ne lâche jamais son objectif de vue, quitte à y perdre un peu de lui-même...
Un excellent polar, passionnant, une immersion dans une ville protéiforme, immense, aux multiples visages et dans l'histoire de l'Argentine, par la petite porte, une fine lueur que Mariani saura agrandir pour nous édifier. Encore une perle de la collection Fonds Noirs de l'excellente maison d'édition La Denrière Goutte.
La viande est sèche après toutes ces années, mais les corps des suppliciés saignent encore par les yeux de leurs proches.
Notice bio
Martin Malharro est né en 1952, il vivait à Buenos Aires et y est décédé en 2015. Journaliste et écrivain, il est notamment l'auteur d'une série de romans, intitulée « La ballade du Britanico », dont Mariani, le détective de Calibre 45, est le personnage principal. On le retrouve ici dans la suite de ses enquêtes.
La musique du livre
Pas grand chose à se mettre sous la dent dans cet opus, Malharro avait été plus généreux dans le précédent. Mariani vitupère bien ici ou là contre les chansons anglaises aux noms imprononçables qui passent à la radio mais ne nous en dit pas plus. Et il n'a pas ses fameux débats avec Demarchi sur le vrai tango.
Un artiste toutefois, presque en fin d'ouvrage, Anibal Troilo, qui sort de la radio à un moment particulièrement délicat pour les deux amis, Melancolico
VIANDE SÈCHE – Martin Malharro – La Dernière Goutte – 281 p. septembre 2016
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Delphine Valentin