Chronique Livre :
WHISKEY TANGO FOXTROT de David Shafer

Publié par Dance Flore le 04/05/2017
illustration : Pixabay
«Foutez le bordel ! cria-t-il. »
David Shafer est diplômé de Harvard et de l'école de journalisme de l'université de Columbia. Il a beaucoup voyagé et a exercé toutes sortes de métiers comme chauffeur de taxi et journaliste...
Whiskey Tango Foxtrot est son premier roman. Il vit à Portland.
« Que faire quand Internet vous traite de menteur ? »
Trois personnages vont avoir des démêlés avec le Comité, une entreprise internationale très très puissante de collecte de données qui cherche à les privatiser pour en tirer de l'argent et du pouvoir.
Le but est de maîtriser jusqu'à la pensée humaine et de faire payer ceux qui le peuvent pour leur garantir une vie sans contrôle. Plein de pognon à se faire et une surveillance incroyablement précise et étendue sur la population mondiale. Le moindre de nos mouvements est enregistré et analysé, notre pisse même en prime !
« Je suis le sandwich de Jim. Si vous n'êtes pas Jim, ne me mangez pas. »
« MANDALAY, BIRMANIE
Il faisait si chaud dans la pièce exiguë que Leila essayait de garder ses distances avec ses propres vêtements. Elle avait choisi la chemise beige avec la poche de poitrine passepoilée, car l'évocation de l'autorité militaire, même vague, impressionne toujours les bureaucrates. D'où aussi les chaussures noires cirées. Mais la dame qui s'occupait de son linge s'était lâchée sur la chemise, et lui avait fait comme une armure en papier kraft. Leila sentait un filet de sueur couler le long de sa colonne. Un gros scarabée bourdonnait dans un coin. Elle étouffait.
Ca faisait presque deux heures qu'un des sous-fifres du colonel Zeya lui avait ordonné d'attendre ici. Quelqu'un va venir vous chercher ! Interdiction de quitter cette pièce s'il vous plaît !
Pas la peine de crier. Leila Majnoun pouvait attendre. Elle n'allait pas tomber dans le panneau qui consistait à faire poireauter la petite Occidentale jusqu'à ce qu'elle bouille d'impatience et abandonne. Elle sortit son carnet. Elle avait une préférence pour les blocs sténo lignés, qu'elle remplissait à toute vitesse. Son écriture, preste et aplatie, était presque illisible, sauf peut-être pour sa sœur aînée Roxana. Elle écrivait principalement en anglais, mais elle avait aussi recours au patcho, et à des sténogrammes qu'elle avait inventés. Elle n'avait rien d'une technophobe, mais elle faisait plus confiance au papier qu'à n'importe quel appareil électronique. » (p. 9)
« Savoir rayonner : les idées brillantes des vrais leaders pour sortir de la pénombre. »
Leila, jeune femme d'origine iranienne maintenant américaine, travaille pour une ONG, Main Tendue, qui vient en aide aux jeunes femmes méritantes birmanes susceptibles de faire de belles études dans le domaine médical mais n'en ont pas les moyens. Leila est chargée de trouver les jeunes femmes et du suivi des colis humanitaires, le tout en Birmanie... elle se heurte à la misogynie de base, à la corruption endémique et au fait que son combat résulte d'une façon très occidentale de voir les choses alors que la réalité est tout autre. Les femmes, même lorsqu'elles rencontrent un succès professionnel, sont retenues par la nécessité de faire vivre leur famille. Elles ont du mal à se projeter dans le futur que leur propose Leila qui travaille cependant d'arrache-pied, contournant les difficultés pour réussir à aller de l'avant. Elle est intelligente, déterminée et foncièrement du côté des opprimés. Sa famille a émigré aux EU à cause de la répression iranienne qui s'est abattue sur eux, et son père est maintenant un principal de collège apprécié à Tarzana, en Californie.
Complètement par hasard, lors d'un déplacement avec son chauffeur pour le compte de son ONG, elle entend une conversation qui ne lui est pas destinée. A partir de ce moment-là, elle est espionnée, traquée, suivie et plutôt que de vivre dans la peur, elle alerte tous ceux qu'elle connaît par mail, et c'est ce geste qui déclenche la mise en action des Démolisseurs, le bras armé du Comité, une sorte d'Etat souverain et secret : « Ils s'appellent le Comité, et ils sont en train de mettre en place un système extralégal de données payantes, un système tellement rémunérateur qu'ils auraient vocation à se substituer à l'Etat. »
Trois personnages vont se retrouver mêlés aux agissements du Comité, à leurs risques et périls : Leila, bien sûr, dont les agissements ont mis la puce à l'oreille de tous les systèmes de surveillance occultes, mais aussi Leo, alcoolique et drogué complètement paumé qui développe sur un blog une peur obsessive des méthodes de surveillance sophistiquées et invisibles et qui a très bien compris la façon dont elles sont implantées et ce qu'elles impliquent de danger pour chacun de nous. Il tient un blog – pas malin car c'est ainsi qu'on se fait repérer – dans lequel il développe ses théories conspirationnistes. Puis Mark, un raté complet qui a, pendant des flash dûs au percodrin, a écrit un livre de développement personnel et devient une sorte de gourou auprès de qui ? Eh bien justement, d'un des magnats de la surveillance généralisée, James Straw, qui ne jure plus que par lui. Il le trimballe partout comme sa patte de lapin personnelle.
« Finalement, ce type qui avait un pot à crayons marqué Crayons était sûrement le docteur. »
Les deux hommes, Leo et Mark, se connaissent, anciens amis de fac, chacun complètement barré dans la drogue et l'alcool pour supporter la réalité qui les entoure et le sentiment de ne pas être à la hauteur. Leo se fait virer régulièrement, parce qu'il finit toujours par déconner grave dans ces emplois (il a été viré, par exemple, d'un emploi de charpentier dans l'entreprise d'un ami après être monté sur le toit complètement bourré armé d'un pistolet à clous), il finit par être placé d'office par ses soeurs dans un centre de désintoxication appelé Les Pins Tremblants, et Mark essaie d'exploiter le filon de son ouvrage absolument inepte mais qui est considéré comme très profond par des tonnes de gens très riches en tâchant tant bien que mal de ne pas laisser voir quel imposteur il est et la quantité de benzos-alcool qu'il a ingurgitée : « Défoncé à l'Oxy-Contin et au pouilly-fuissé (puis au riesling une fois le chardonnay fini), il avait écrit dix pages sans se lever. »
Très rapidement après l'envoi des mails d'alerte à ses amis, le père de Leila est accusé de détenir des images pédopornographiques, ce qui, pour un principal de collège, est particulièrement ennuyeux, vous l'admettrez. La situation se complique parce qu'il fait un problème cardiaque suite au stress auquel il est soumis. Leila doit donc prendre des décisions très risquées pour sauver sa famille.
En face du Comité, il y a une association, Dear Diary, qui essaye de contrecarrer les plans machiavéliques et en apparence inéluctables du Comité pour mettre la main sur le monde entier. Dans cette association, les gens ont des pseudonymes en forme de jeu de mot genre Mike Rosoft ou Nico Rette et doivent passer un test rétinien – je n'en dis pas plus -, on y entre, on en devient membre, c'est une grande famille, dit l'une d'entre eux. Et nombreux sont ceux qui s'opposent souterrainement au Comité, même si cette lutte est dangereuse et rappelle la Résistance par son organisation clandestine et par les dangers encourus. Leo, Mark et Leila vont unir leurs drôles de destins pour aider Leila et pour le plaisir de contrecarrer le Comité et son empire qui ne cesse de s'étendre et de se renforcer. Whiskey, Tango Foxtrot, non ?
On entre alors dans un roman d'action palpitant, de la Birmanie à Portland en passant par Dublin, avec planques, courses-poursuites, espions et surveillance invisible mais constante. La menace, c'est de devenir une marchandise à vendre au plus offrant, contrôlé sans cesse, jamais libre. Le moindre de nos faits et gestes alimentera leur immense banque de données, sera une source de profit pour une toute petite élite toute-puissante, si puissante que la démocratie ne sera plus qu'un déguisement ridicule destiné à calmer les inquiétudes qui ne seraient pas déjà sous contrôle.
La société telle qu'elle apparaît dans le récit est la nôtre, ce roman fout les boules, en fait, parce que c'est à peine de l'anticipation, c'est pendu à notre nez, là on y vient tout doucement à cette surveillance généralisée et au fait de laisser les compagnies financières et marchande faire de nous un produit qu'elle manipule et façonne – j'allais dire module!- à sa guise. Et ceux qui le peuvent financièrement pourront s'affranchir de cette surveillance, en tous cas pourront payer pour le croire.
« D'ici cinq ans, je veux que tout Homo Sapiens non démuni possède un Node. », dit Straw, le magnat qui emploie Mark, et il a les moyens d'exaucer ses vœux.
Bon, ben, c'est pas le tout, on se retrouve le Net, Twitter et FB ?
Musique
Huey Lewis And The News - Heart And Soul
Whiskey Tango Foxtrot - David Shafer - Éditions Actes Sud - Collection Actes Noirs - avril 2017 459 p.
Traduit de l'anglais par Laure Manceau