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COMPTE DE NOËL - épisode 1

Fiction : COMPTE DE NOËL - épisode 1 sur Quatre Sans Quatre

COMPTE DE NOËL

une nouvelle inédite en deux épisodes de Dance Flore et Psycho-Pat


20 décembre 2012

Assis sur les toilettes minuscules, Max essayait maladroitement d'enfiler le costume des années précédentes. Ça allait et venait autour de lui, sans discontinuer, des voix, des piétinements, des cris et des rires. Des bruits rassurants, des jolis sons qui donnent le sourire. Comme il n'y avait pas de porte, il craignait sans arrêt d'être vu dans cette posture ridicule, un homme bedonnant aux yeux fatigués, rentrant le ventre pour entrer dans le déguisement du Père Noël. Il avait grossi ces deux derniers mois, « effet secondaire des médicaments », lui avait expliqué le médecin. Le psychiatre de l'hôpital. Monsieur Travers. Ça l'avait fait rire, ce nom. C'était plutôt lui qui allait de travers, à en croire Stéphanie. Il était tout de travers, même. « Vous perdrez tout ça très vite en reprenant le sport et en faisant un peu attention à votre alimentation. C'est normal de connaître une phase de dépression après une expérience comme la vôtre. Ne vous en faites pas, c'est juste transitoire, ne vous occupez que de retrouver une vie calme et équilibrée, une vie de famille. Les médicaments devraient vous aider et puis ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir. »

Bien sûr. Déjà, il hurlait moins souvent la nuit, contenait ses angoisses dans des limites tolérables et réussissait à émerger de son lit pour emmener les enfants à l'école. Stéphanie revenait dormir avec lui de temps en temps, maintenant. Elle ne se plaignait jamais, elle ne disait rien mais les longs regards qu’il la sentait poser sur lui à la dérobée étaient clairs. Ses mouvements de recul parfois aussi.

Et donc, le Père Noël. Il avait dit oui, bien sûr, quand la maîtresse de Timothée le lui avait proposé, parce qu'il le faisait avant, c'était même son grand plaisir de passer de classe en classe avec les cadeaux, les bonbons, les chocolats et les bisous emmoustachés de nylon blanc. Juliette adorait ça, quand elle était en maternelle.
Mais le costume était un peu serré, maintenant. Et la perruque sentait bizarre, le moisi et la poussière. Il avait oublié de tout ranger correctement avant de partir, la dernière fois.

Un bruit de pas, et les encouragements d'une jeune femme accompagnés d'une petite voix claire qui pépie gentiment. Zut, pris en flag. L'Atsem croisa son regard et sourit :
- Oh, viens, Joanna, on va aller dans les toilettes des grands, on ne peut pas utiliser celles-ci, il y a un problème !
- Ah bon ? Elles sont cassées ?
Clin d'oeil complice de l'Atsem à Max qui se rendit compte, une fraction de seconde trop tard, que c'était lui, le problème. C'était bien ainsi qu'il se voyait aussi.

Deux mois qu'il était rentré. Il avait eu le sentiment que tout redeviendrait normal, une fois à la maison. Qu'il suffirait d'être dans les bras de Stéphanie et d'embrasser Juliette et Timothée pour que tout soit comme avant. Il l’avait sincèrement cru.

Ce n'était pas sa faute.
« Ne culpabilise pas, ce n'est pas ta faute. Tu en as vu de dures, je sais. Tu me raconteras quand tu pourras, ne t'en fais pas chéri. Je peux attendre. Je t'aime. On t'aime fort tous les trois, on est là avec toi. Occupe-toi d’aller mieux avant tout. »
Ce n'était pas sa faute. Ce n'était même pas sa faute. Et il n'aurait pas dû être là, ce n'était pas son tour. Remplacement impromptu. Il avait dit oui, il disait toujours oui. Pour le sourire des gens, pour leur visage qui s'illumine brièvement, pour être aimé, pour ne pas déplaire. Parce que c'est plus facile.

« Comment ça, tu pars ? Mais ce ne devait pas être avant l'année prochaine. On avait prévu des vacances tous ensemble, pour une fois. Merde, Max, non, tu peux pas faire ça ! »
Elle avait crié, alors qu’elle ne le faisait jamais, elle avait pleuré aussi, elle était tellement déçue. Et lui comme un con, pris au piège de son incapacité à dire non. Pour prouver qu’on pouvait lui faire confiance, qu’il valait quelque chose, qu’on pouvait compter sur lui. Les autres, oui, mais pas sa femme. Pas cette fois-là. C'était dur pour elle de se retrouver toute seule avec les enfants, jongler avec toutes les contraintes et les corvées, maintenir un semblant de bonheur familial sans lui... De toute façon, il n'était bon à rien. Il avait tout foiré, mauvais père, mauvais mari, mauvais homme. Un raté. Sa mission aussi, il l'avait foirée. On ne lui demanderait plus rien, comme ça au moins, Stéphanie serait contente. Il ne la verrait plus jamais pleurer à cause de ces missions à la con. C’était aussi bien.

Il ne pouvait même plus conduire leur bagnole, alors les camions ! Les médicaments et puis la tremblotte dès qu'il se foutait au volant. On ne voudrait plus de lui, c’était couru d’avance. Et c’était mieux comme ça. Tant pis. Il y en aurait bien d’autres qui se porteraient volontaires. Personne n’est irremplaçable.

Putain de ceinture qu'il n'arrivait pas à boucler, le rembourrage du faux ventre plus le sien, c'était impossible. Il sentait qu'il transpirait de plus en plus, le creux des aisselles, le front, avec une envie de déchirer ce costume qui montait en lui. Envie de tout bazarder. Le Père Noël est aux chiottes, allez vous faire voir !

Sauter dans la cuvette et tirer la chasse, voilà la seule solution. Avant que tout ne se sache. Avant que la culpabilité et la honte n’aient raison de ses pauvres défenses et qu’il raconte enfin ce qu’il avait fait réellement.

***

- Allez, y a que toi pour le faire. Joseph a une crise de palu, il ne sera pas sur pied avant quatre jours au moins. On a une fenêtre maximum de soixante-douze heures d’après la trêve qui a été négociée. Ils manquent de tout à Bakobo, si tu n’y vas pas, la situation va réellement être tendue. Ils ont pas mal de malades et de blessés d’après ce que m’a dit le père Karster à la radio ce matin, il compte sur nous...

Debout devant mon lit de camp, où j’essayais de trouver un peu de calme et de repos malgré les températures étouffantes du milieu de journée, Alain, le responsable de notre mission humanitaire testait divers arguments, tous aussi valables les uns que les autres, afin de me décider à accepter de convoyer une cargaison de médicaments et de matériel attendus au dispensaire de brousse de ce village paumé, isolé depuis des mois par des combats sporadiques. Il ne suppliait pas, ce n’était pas du tout son genre. Il convainquait patiemment, sans lâcher un pouce de terrain sous les rafales d’excuses, pas si nulles que cela non plus, que je parvenais à lui opposer.

Le docteur Alain Barzen n’avait pas un profil de baroudeur, mais il se dégageait de ce gringalet au teint pâle malgré les soleils de tous les continents qu’il avait visités, aux yeux salis par toutes les saloperies humaines, une force et une détermination qui vous faisaient vous transcender. Un des seuls Français du camp, avec Lucie, infirmière comme moi. La trentaine, brune, solide, elle était l’âme de notre centre de soins. Rien ne semblait l’affecter, mais les ombres qui passaient parfois dans son regard lorsque l'innommable se présentait prouvaient pourtant le contraire. Elle essuyait alors machinalement son front du dos de sa main, plissait les paupières et continuait sa tâche sans épiloguer, m’entraînant d’un :
- Allez, Max, on n’est pas payé à rien foutre, suivi d’un frêle sourire.

Je n’étais pas chaud du tout. Enfin, c’est une façon de parler quand on travaille depuis huit heures sous une tente et que la sueur court en rigoles sur votre peau et que chaque respiration est un effort olympique. J’étais là pour soigner les populations locales, pas pour convoyer des colis. Et puis je ne connaissais pas vraiment la région. Bakobo, j’y étais allé une fois avec Joseph, l’infirmier local du camp de réfugiés, lorsqu’il m’avait fait faire le tour des différents lieux de soins et d’accueil de notre périmètre d’intervention.

Nous étions basés à Rwindi, en République Démocratique du Congo, dans le Nord-Kivu relativement protégés par les forces armées régulières, mais en République Démocratique du Congo, rien n’est régulier et rien n’est jamais sûr. Les alliances et les loyautés sont aussi mouvantes que les herbes de la savane sous le vent tournoyant. Le conflit qui s’enlisait entre les rebelles du M23, les milices des compagnies minières et le gouvernement déplaçait des centaines de milliers de personnes et les différentes sites de secours étaient depuis trop longtemps totalement saturés. Nous opérions, vaccinions, nourrissions comme nous pouvions du matin au soir et c’était loin d’être suffisant. L’exaltation que j’avais ressentie en arrivant laissait place désormais à une lassitude résignée que tous noyaient, le soir venu, au whisky et à la bière. Stéphanie me manquait, les enfants me manquaient, ma vie en France me manquait, j’en avais marre d’avoir chaud, de vider la mer de la misère locale à la petite cuillère et je n’étais là que depuis un mois ! Jamais une mission ne m’avait autant marquée et aussi vite. Les bras coupés à la machette, les viols bestiaux, les blessures infectées, gangrenées, les bébés dénutris irrécupérables hantaient mes nuits et peuplaient mes jours. Alors j’ai dit oui.
Et je n’aurais pas dû.

Le Rutshuru, la zone où se situait le village de Bakobo était le théâtre d’incursions d’une milice particulièrement cruelle, affiliée au M23, aux dires des quelques rares survivants parmi les habitants des villages dans lesquels elle avait effectué une de ses razzias sanglantes.

Un personnage étrange était à sa tête, un seigneur de guerre insaisissable et malin que nul n’avait réussi à identifier, il n’était connu que de son terrible surnom, La Hyène et c’était la tête d’un des ces charognards qui ornait la portière de sa Range Rover.
J’avais donc trois jours pour livrer ma cargaison et revenir si je voulais profiter de la trêve humanitaire qui venait d’être signée, si j’acceptais de monter dans ce foutu camion Mercedes et de me faire brinquebaler des heures durant sur des pistes défoncées. Pourquoi pas, après tout, j’étais là pour être utile.

J’avais fait signe à Alain de remballer tout ce qu’il avait encore en stock comme bonnes raisons de me faire faire ce qu’il voulait que je fasse, me levai et commençai à préparer un sac léger, sans omettre mon Nikon. Trois jours de brousse, il devrait y avoir des images inoubliables à capturer. Le soir, j’appelais Stéphanie et les gosses pour leur expliquer ce que j’avais à faire, les embrasser et me remonter un peu le moral avant d’aller me coucher de bonne heure.
Le départ aurait lieu à l’aube.

Nous avions décollé le lendemain aux alentours de six heures, le camion chargé jusqu’à la gueule, les amortisseurs gémissants à chaque nid de poule. Désiré, mon chauffeur, conduisait d’une main, l’autre bras passé par la fenêtre ouverte. Il parlait sans arrêt, de son village, de ses espoirs, me racontant des anecdotes survenues avant mon arrivée, les divers ragots du camp, ses chasses avec son père lorsqu’il était enfant et qu’ils partaient tous deux chercher de la viande de brousse, même s’il savait maintenant que c’était dangereux et interdit. Il gardait manifestement de la nostalgie de cette époque. Et moi, que pouvais-je lui raconter qui ait du sens pour lui ? Je lui expliquais mon travail, ma famille, mes enfants, leurs mots si charmants et drôles. Les deux premières heures passèrent vite.

Puis le paysage changea. Les checkpoints de l’armée se multiplièrent, faisant monter la tension d’un cran à chaque arrêt, chaque vérification de papiers, chaque regard suspicieux de soldats déjà défoncés ou pas encore redescendus de la veille, chaque harangue des officiers nous avertissant que plus loin, ils ne garantissaient rien. Avec ces chiens de rebelles, tout était possible, trêve ou pas, une bête sauvage est imprévisible. De loin en loin, quelques unités de casques bleus de la MONUSCO faisaient mouvements mais celles-ci ont si peu d’influence que personne ne prêtait attention à cette agitation tant qu’ils ne volaient et violaient pas comme les autres.

Plus nous approchions du Rutshuru, plus les militaires étaient nerveux. Il avait fallu sortir quelques dollars pour accélérer le passage de certains contrôles. Les culasses des armes claquaient parfois à leur arrivée, les doigts se crispaient sur les détentes. Un sous-officier avait même voulu vider entièrement le chargement pour vérifier s’ils ne transportaient pas d’armes.Une idée qu’il abandonna quand il eut vérifié mon passeport dans lequel j’avais glissé un billet de cinquante dollars.

Nous croisâmes quelques villages calcinés, il fallut éviter des cratères creusés par des obus sur la piste. Nous ne disions plus rien. Tendus, Désiré et moi scrutions les abords de la route ou de ce qui en faisait office. Je crus apercevoir un cadavre derrière un arbuste mais nous ne nous arrêtâmes pas pour en avoir la certitude, nous n’y pouvions plus rien. Éreintés par les heures dans le shaker qu’était la cabine du Mercedes, nous arrivâmes, peu avant la tombée de la nuit, en vue de Bakobo.
J’étais soulagé.
Et je n’aurais pas dû.

***

Des médicaments pour dormir, pour planer, pour baiser, pour avoir presque envie de vivre. Mais pas pour oublier. Les deux petites pilules à prendre en cas de coup dur, putain, elles étaient où ? Introuvables sous les tonnes de vêtements et de rembourrage, impossible de glisser les doigts ailleurs que dans ces poches factices, fausses comme tout le reste, le sourire, le putain de sourire qu’il s’était accroché à sa gueule amochée depuis qu’il était rentré deux mois et demi plus tôt.

Et les non non, ça va bien ma chérie, les oui oui je viens, oui oui, j’arrive, oui oui ça me plaît, ça me va, ça me fait plaisir. Et le vide. Tout le temps. Même les yeux de Juliette, ses beaux yeux sérieux, ne le croyaient pas. Pourtant, c’était un héros, leur papa. Un vrai de vrai, avec les cicatrices et les photos incroyables. D’infirmier il était devenu superman, juste en prenant un avion et en s’éloignant d’eux quelques mois pour soigner plus miséreux que dans son hosto. Des malades sans draps de lits ni forfait télé, sans rien que le petit espoir de ne pas crever trop vite. Tim, il s’en foutait, trop petit pour voir autre chose que le formidable compagnon de jeu enfin revenu dans son papa cabossé. “ Tu viens jouer ? Regarde mes jouets !”
Regarde mes jouets, regarde les jouets qu’elle a achetés, Maman, quand tu n’étais pas là, quand tu as décidé de déserter, quand tu as foutu le camp en lui laissant les deux mômes et la vie à gérer.

Max n’avait pas réussi à retrouver les deux petits cachets blancs, il faudrait faire sans, et ne pas trop trembler en distribuant les cadeaux, ne pas regarder les mômes trop fixement, comme il avait l’habitude de le faire ces derniers temps, un regard hébété qui vous collait quelques secondes de trop et qui flanquait la frousse, lui avait dit Stéphanie. Peut-être une paire de lunettes de soleil, un Père Noël avec des lunettes noires, c’était classe non ?

Elle avait dit quoi Stéphanie, ce matin ? Ça allait lui revenir. Elle le regardait mâcher avec persévérance une bouchée qui ne voulait pas passer, encore une, indifférent au petit babillage confortable de Tim et de Jul. Il ne s’était pas rendu compte qu’il réduisait en lambeaux le dessin que Jul lui avait offert quelques minutes avant, sur lequel elle l’avait représenté immense, les bras largement ouverts, un sourire étalé sur son visage épanoui, entouré de dizaines de coeurs roses. Elle avait dit quoi déjà ? Ah oui : “Ils ne méritent pas ça, Max.”
Ils ne méritent pas ça, Max.
L’image de leurs visages explosa dans le petit bout de mémoire qui n’arrivait pas encore à fermer sa gueule. Ils méritaient quoi, eux ?

Pas eux, pas maintenant. Pas la sueur dans les yeux et les jambes qui flageolaient. C’était bientôt l’heure de semer bonheur et friandises, d’être Ho Ho Ho le Père Noël, merde. Rester plus longtemps sur ces toilettes devenait impossible, mal au cul, mal aux jambes, et toujours pas essayé la perruque qui gisait à ses pieds dans le sac en plastique comme une drôle de bête albinos échouée là. Il se leva, ankylosé, brusquement incertain d’être seulement capable de tenir debout. Dans la grande rangée de miroir, il se vit, démultiplié, les copies de lui-même grotesquement vêtu de ce costume rouge et blanc, identiquement incompréhensibles, hagardes, échevelées, effrayantes.
Rien à sauver là-dedans.

la suite lundi 18 décembre...


La musique de l'épisode


Ce texte et ce dessin sont sous licence CREATIVE COMMONS

dessin : Dance Girl

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