Fiction :
L'ÉTALE

Publié par Dance Flore & Psycho-Pat le 14/08/2017
L'ÉTALE
une nouvelle de Dance Flore et Psycho-Pat
Un grand cri soudain lui fait lever la tête. Il sourit en découvrant la scène. Eve court après une mouette qui se gavait de quelque charogne laissée pour compte par le reflux. Ses petits pas s’inscrivent à peine dans le sable tant elle est légère. Le jean, retroussé mais déjà bien mouillé, elle barbote dans les flaques, les bras écartés, dérangeant les goélands accoutumés à être seuls en cette saison à une heure aussi matinale. Ils s’envolent, contrariés, non sans avoir manifesté leur courroux d’un tintamarre de vocalises puissantes. Ils n’ont pas usurpé leur surnom.
Assis sur un rocher après lequel s’agrippent en désespoir de cause quelques touffes de fucus odorants, Matthieu se blesse les doigts en vain en tentant de décoller une patelle rétive à tout déplacement. Peu importe, il s’occupe, fatigué d’avoir roulé toute la nuit à travers des rideaux de pluie et de brume, les essuie-glaces en métronomes hypnotiques, la radio en sourdine pour ne pas éveiller la gamine qui dormait dans son siège-auto. Il aurait pourtant eu besoin d’un bon rock, même mieux, d’un concert de Heavy Metal pour ne pas sombrer lui aussi. Cela fait maintenant pratiquement quarante-huit heures sans sommeil et il est comme ivre. Il frotte ses mains couvertes d’un peu de sable et de sel avant de les passer sur son visage. Il doit avoir les yeux explosés, à faire peur.
Pourquoi est-il venu jusqu’ici ? Aucune idée. Peut-être pour retrouver des sensations familières, la vie d’autrefois. Il a roulé, roulé, pris les destinations comme elles se présentaient, sans but, pensait-il, sans réellement faire attention à ce qui était indiqué sur les panneaux. Les désirs enfouis n’ont aucune peine à se faire obéir. La petite dormait, son doudou tortue collé contre sa joue, si mignonne dans le rétroviseur. Il a pensé à s’arrêter plusieurs fois mais avait renoncé devant la possibilité de la réveiller et qu’elle soit effrayée de n’être pas dans un lieu connu. Il était passé la prendre à la sortie de la maternelle, son sac avec ses quelques affaires et son sourire en prime comme à chaque fois qu’elle le voyait arriver. Son week-end. Il devait la ramener en début d’après-midi et elle allait sûrement raconter leur escapade à sa mère. Chloé allait le prendre mal, aucun doute là-dessus, depuis des mois, elle prend tout mal, même le plus anodin changement dans la routine de sa fille si c’est lui qui le provoque.
Eve chasse les trésors que recèle toujours une plage à marée basse : coquilles de palourdes, de berniques, de Saint-Jacques ou d'huîtres sauvages, bouts de corde, morceaux de filets, os de seiche, crabes verts, cochonneries en plastique jetées par-dessus bord par un équipage à des milliers de miles d’ici. Il faisait pareil quand il était gosse, parcourait en tous sens l’étendue de sable, accumulant ses précieuses découvertes avec lesquelles il jouait pendant des heures, inventant des scénarios d’aventures sur les mers lointaines. Il lui fallait sans cesse refaire son stock, ce salaud de Lachaume ou sa femme, sa famille d’accueil, emplissant régulièrement la poubelle de ses merveilles.
- Tu vas pas pas encore nous salir la maison avec tes saloperies !
Le verdict était sans appel, il partait pleurer dans les dunes pour ne pas leur cracher au visage sa rage d’enfant malheureux.
Quand ils n’ajoutaient pas d’un ton dédaigneux :
- Ah ben là, si on n’savait pas, on est au courant maintenant qu’ils t’ont trouvé dans une poubelle. Ça t’es resté le goût des ordures !
Parfois une claque, s’il osait ramasser quelques mailles de filet tombées sur le carrelage de la cuisine.
Jamais Eve ne connaîtra ça, jamais. Il se l’est juré. Il n’a qu’elle. Mais vraiment. Plus de boulot, plus d’appartement, plus d’amis, plus de copine. Un peu de fric mis patiemment de côté, et elle....
- Papa, papa, viens voir !
Émerveillée, la môme contemple deux ou trois anémones qui jouent les vedettes dans une cuvette de roche, des crevettes presque transparentes dansent autour des vedettes du show, un bernard-l’hermite lourdaud, insensible au charme de la représentation, traîne son énorme carapace d’emprunt au milieu de toute cette grâce légère.
Matthieu l’embrasse, s’extasie avec elle, lui explique les noms, les rôles, suit du doigt le parcours énervé d’un minuscule poisson piégé dans la mare, impatient de retrouver les vagues et ses copains plus malins que lui. Eve s’attriste pour cet isolé, le plaint, demande à son père de faire quelque chose. Celui-ci la rassure. Il boude peut-être juste un peu parce que ses amis lui ont fait une farce et tout redeviendra comme avant dès la marée montante qui s’annonce maintenant que l’étale est passé. Il l’entraîne par la main vers d’autres anfractuosités occupées par une foule d’animaux et de plantes formant un petit univers clos. Ils n’ont besoin de personne d’autre, ils se suffisent à eux-mêmes. Elle rit, heureuse, c’est la première fois qu’elle voit l’océan, c’est à lui que revient le droit de lui apprendre tout ce qu’il y a à savoir de la laisse de mer et des rochers, pas l’autre, pas cet abruti qui l’a remplacé auprès de Chloé.
- Elle vient quand, maman ?
- Tu sais bien que je dois te ramener tout à l’heure, il est trop tôt.
- J’aimerais bien qu’elle soit là
- Moi aussi, mais elle ne veut plus venir se promener avec nous, tu sais bien.
- Oui, elle va avec Jérôme maintenant.
Avec Jérôme. Il enrage de savoir que ce type vit avec Eve. Qu’est-ce qu’il connaît d’elle ? Comment peut-il prétendre s’en occuper ? Il ne sait rien d’elle. Il n’était pas là pour la voir naître, il n’a pas tenu contre lui ce petit bout de petite bonne femme d’à peine trois kilos, il n’est rien pour elle, il ne sera jamais rien pour elle. Il ne sait même pas ce que c’est de l’avoir attendue.
Chloé avec ce moniteur sportif. C’est comique, elle qui n’est pas foutue de faire le moindre effort et préfère toujours les ascenseurs aux escaliers. Aucune activité physique, jamais, et elle le quitte pour se coller avec ce bellâtre des salles de sport. Va comprendre.
C’était pas si mal pourtant entre eux. Enfin pas d’après elle. Si on l’en croyait, il était incapable de la comprendre, insensible, renfermé… Certainement que l’autre abruti avec son torse épilé et ses biceps saillants était plus apte au déballage sentimental…
Il avait pris un vrai coup sur la tête quand elle lui avait annoncé qu’elle le quittait. Le choc, et puis des mois à s’en remettre et à faire des conneries. Parce que Chloé et Eve, c’était toute sa vie. Il n’a pas de copain, pas de famille, rien. Rien qu’elles. Et désormais plus qu’elle.
- Oui ma puce, c’est ça. Jérôme ! Le nouveau chéri de ta maman.
- Il est rigolo, Jérôme.
- Ah oui ? comment ça, rigolo ?
- Il me fait faire du foot et puis aussi il m’emmène à la piscine, tu sais comme toi tu faisais, avec le grand toboggan. Je mets des buts, même. Il dit que je suis sa championne !
Matthieu encaisse, sans rien dire. La plage est pleine de monde même s’il fait encore trop froid pour se baigner, les gens viennent s’y promener. En couple. En famille. Ça lui fait toujours drôle, ce mot, famille. Il a cru fabriquer une famille, ça lui plaisait bien, cette idée. Des enfants, des petits-enfants, plein, partout, des mômes qui piailleraient et glousseraient de plaisir en se courant après, qui joueraient au loup et à cache-cache et auraient besoin de beaucoup de sommeil, de nourriture et d’espace pour pousser à leur aise. Il se voyait bien, lui, donnant aux plus grands leurs premières leçons de natation, leur apprenant à pêcher, à ramasser les coquillages et les crabes laissés à découvert par la marée basse.
La mer, ça faisait longtemps qu’il l’avait abandonnée. La maison près de la mer, le jardin. Rien de tout ça n’avait eu lieu et puis les idées de famille, il n’en voulait plus, depuis que la sienne s’était fracassée sur le très joli petit minois Chloé qui avait quelque chose de difficile à dire, un soir, du genre j’ai trouvé quelqu’un d’autre et tu dois partir de la maison le plus vite possible, n’est-ce pas parce que je n’en peux plus de notre vie.
- Et pour Eve ?
- Oh Eve, tu la verras bien sûr, tu es son père quand même. Disons un week-end sur deux ?
Il avait encaissé ça aussi. Sans dire grand-chose. Les mots, c’était pas trop son truc, ça venait pas. Ce n’était même pas par peur de dire des bêtises, c’était qu’il ne savait vraiment pas ce qu’il aurait bien pu dire. Ni si ce qu’il allait dire était vraiment ce qu’il ressentait. Alors il avait juste acquiescé et était parti sans ajouter une parole. Il avait bien entendu Chloé lui dire qu’elle n’avait pas voulu ça, que ça allait bien se passer, que c’était mieux pour tout le monde…
La torpeur avait duré trois jours, trois longs jours qu’il avait totalement zappé de sa mémoire. Il ne savait plus ce qu’il avait fait, s’il avait mangé ou bu, s’il s’était lavé ou si quelqu’un avait fait la chambre de l’hôtel minable où il s’était échoué tel un cachalot mort porté par les vagues.
Ce dont il était sûr, c’est qu’il n’était pas allé au boulot, ça avait été chaud avec le contremaître mais après quelques explications, il avait tout de même conservé son poste. Un temps.
Le temps nécessaire à ce qu’il se pointe déchiré pour embaucher. Ça, ça pouvait pas passer. Il s’occupait de la presse, une machine qui te réduit en bouillie à la moindre incartade. Faute lourde, pas d’indemnités, pas de préavis, le patron l’avait jeté le jour même, sur le champ. Et il avait eu raison.
C’était quand déjà ? Quatre mois ? Cinq ? Il ne sait plus et s’en fout. Il bricole à droite et à gauche quand il trouve, se fait un peu de fric comme ça qu’il économise au maximum pour gâter sa princesse lorsque c’est son week-end. Il loge chez son pote Franck mais ça ne peut pas durer. Lui aussi se retrouve seul mais c’est de sa faute, il a déconné avec une nana de son atelier. Ça lui pendait au nez depuis le temps qu’il jouait avec le feu. Hier, il lui a dit qu’il avait peut-être une invitée pour la soirée et lui a fait comprendre que s’il pouvait lui donner un peu d’air, ce serait pas mal.
Matthieu avait entassé ses affaires dans sa bagnole, sans rien dire, toujours le même désastre avec les mots, c’est pas facile de trouver ceux qui doivent être dits et ceux qu’il vaut mieux garder pour soi. Alors il conserve tout. Il fait le tri plus tard quand il est seul et qu’il a le temps de les examiner sous toutes les coutures, là, c’est mieux, il peut jouer avec, les rejeter, les dire tout seul, juste pour les entendre, y mettre de jolis adverbes ou des des adjectifs qui font mal.
Qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Aucune idée. Il avait embarqué la petite à la sortie de l’école et il avait roulé, longtemps, se retrouvant presque par hasard sur la route menant aux lieux de son enfance. Déjà à cette époque, ses parents n’avaient pas dû vouloir de lui puisqu’il était de la DDASS. Placé chez les Lachaume par les services sociaux, contre des sous parce qu’il ne devait pas être assez agréable pour qu’on s’occupe de lui gracieusement. Des frères et des soeurs à temps partiel, parfois pas plus que quelques jours, même pas le temps d’apprendre à se connaître un peu. Lui il était resté dix ans, personne n’en voulait. Il ne faisait pas de bruit pourtant, juste sa manie de tout récupérer sur la plage qui faisait hurler sa “mère” qu’il devait appeler “madame” et jamais Maryvonne même si c’était son prénom…
- Papa, j’ai faim !
Petit visage éloquent, mains appuyées sur le ventre, Eve est la famine personnifiée. Bon sang quelle heure est-il ? Déjà ! Ah oui, la pauvre môme avait bien le droit d'avoir faim, Chloé serait folle si elle le savait. “Tu n'as aucun sens des responsabilités, tu vis sans te soucier de qui de quoi, selon ton bon plaisir et les autres n'ont qu'à accepter sans te déranger de préférence.”
Sur le coup, ça paraissait tellement faux, tellement insultant. Il se sentait mal aimé, incompris, toujours pareil. Il avait le sentiment de ne jamais être capable d'inspirer autre chose que de l'agacement. Même Chloé en avait ras-le-bol de lui, elle voulait qu'il soit inodore et sans saveur, le plus discret possible.
C'était son plaisir, son hobby bien innocent qu'elle ne supportait plus. Et puis elle l'avait pris, lui, en grippe.
Il n'avait rien vu venir. Il avait été complètement désarçonné par ses reproches.
- OUI ! Ok j'ai compris, reçu 5 sur 5 ! Tu as sommeil, c'est ça ?
- Mais non papa, j'ai faim, mon petit ventre grogne, écoute, il est tout vide !
Attrapant sa fille dans ses bras, il la fait tourbillonner dans le sable en posant une oreille sur son ventre :
- Comment ? Parlez plus fort ! Quoi ! Vide ! Non ! Mais c'est horriiiible ! On va vite trouver de quoi vous remplir monsieur le ventre affamé !
Eve s'étrangle de rire, on voit ses jolies petites quenottes blanches, elle pousse des petits cris aigus quand il la chatouille avant de la reposer gentiment par terre.
- Allez hop, on va pêcher une grosse baleine, ça ira pour le moment ? J'ai pas de ketchup, désolé.
Il l'emmène vers la voiture, encore toute secouée de rires et couverte de sable. Tant pis, c'est pas grave, on nettoiera tout ça plus tard.
Quelques frites et nuggets plus tard - oui, oui, il sait, diététique, équilibre, gnagnagna…-, s’en fout, il l’a si peu de temps, ce n’est pas lui qui va hypothéquer sa santé pour un repas qui lui a fait tant plaisir. Elle a bien mangé, c’est l’essentiel, elle s’est fait quelques taches ici et là et un peu de sauce s’est retrouvée dans ses cheveux mais qu’importe. Elle lui a raconté l’école et ses copines, et parlé d’Alexandre qui fait des bêtises et qui a été privé de récréation parce qu’il s’est battu. Il n’a pas le courage de parler de Jérôme, pas envie de gâcher l’instant. Il la regarde croquer dans son poulet, dévorer ses frites, ses petites mains toutes grasses, son grand sourire confiant. Elle a ses cheveux bouclés, sa tignasse comme disait Maryvonne, et ses longues phalanges minces. Elle a les yeux gris-vert de Chloé et ses petites oreilles. Un mélange parfait, harmonieux, adorable.
Ils ont repris la route, pas loin, pas longtemps. Jusqu’à chez Lachaume, histoire que la gamine sache d’où il vient, le peu qu’il puisse lui en montrer, avant la famille d’accueil, c’était le foyer et il ne peut pas le lui faire visiter.
Maryvonne et Pierre sont dans la cour justement, revenant sans doute d’un ravitaillement à l’hypermarché du bourg voisin. Les années sont passées, Matthieu les voit ployer sous les sacs remplis, eux qui travaillaient à la ferme du matin au soir sans faiblir quand il vivait là.
Ils tournent la tête au bruit de sa voiture lorsqu’il arrive sur leur propriété, les intrus ne sont jamais les bienvenus chez les Lachaume, il le sait bien. L’oeil soupçonneux, le vieux relève sa casquette d’un revers de la main et attend d’identifier l’importun pour réagir. La femme ne se retourne même pas et entre dans la maison pour ranger les courses.
- Bonjour Monsieur, claironne le jeune homme, un peu ému d’être là. C’est moi, Matthieu, vous me reconnaissez ?
- Bien sûr que je te reconnais. Qu’est-ce tu viens foutre chez moi ? On te doit rien, si ? T’as des mauvaises intentions ?
- Pas du tout, non, je suis en week-end avec ma fille, Eve, je voulais vous la présenter, à vous et à votre épouse, vous êtes comme des grands-parents pour elle… enfin, un peu…
- Quoi ? Non mais tu rigoles ? On t’a déjà supporté toutes ces années parce que personne a daigné t’adopter, c’est pas pour que tu viennes nous faire chier une fois débarrassés.
La petite est à moitié sortie de l’habitacle, elle sursaute en entendant le ton rude du vieil homme qu’elle ne connaît pas, se demande pourquoi il a l’air si en colère contre son papa. Elle a très peur et commence à pleurer doucement en se cachant le visage derrière ses mains .
- Vous fâchez pas, je pensais vous faire plaisir, c’est tout, je m’en vais…
- C’est ça, fous le camp. Tu nous as assez emmerdé avec toutes les saloperies que tu ramenais à la maison, faut que tu viennes avec une autre saloperie de gosse en plus. On est pas payé pour être ses grands-parents, dégage de là avec ton chiard et ne reviens pas, sinon gare !
Tremblant d’énervement, Matthieu boucle sa fille sur son siège, il peine avec la fermeture du harnais, s’agace, y parvient enfin. Il remonte en voiture et démarre en faisant gicler le gravier sous ses pneus. Il n’entend qu’à peine pleurer Eve, ne songe pas à lui expliquer l’inexplicable ou à la rassurer, pour l’instant, déconfit, il rumine l’affront, il a encore été incapable de dire un mot, de réagir à l’insulte, de fermer son bec à ce sale type. Il aurait dû lui casser la gueule avant de partir, lui cracher au visage ses quatre vérités, les maltraitances qu’ils lui ont fait subir, le chagrin quotidien ou presque de voir ses trésors finir avec les ordures…
- Calme-toi, ma puce, il est juste bête, on va aller jusqu’au bourg, je crois savoir qu’il y a un manège en cette saison.
Il conduit vite, trop vite, ne sachant s’il fuit les Lachaume ou s’il essaie d’extérioriser sa rage en faisant souffrir sa mécanique. Il pense à Eve, lève le pied, s’apaise doucement. C’est leur faute aussi s’il a continué à amasser tout ce qu’il peut trouver, au point d’en avoir encombré toute sa maison et de mettre Chloé en furie dès qu’il rentrait avec quelques trouvailles sous le bras ou dans un sac. À force de tout lui jeter, il ne savait plus aujourd’hui s’arrêter. Le garage en était empli, puis la chambre d’amis, puis le salon avait commencé à recevoir ce qui ne pouvait plus trouver place ailleurs. Pas longtemps, disait-il à chaque fois, mais “pas-longtemps” durait et mettait les nerf de sa compagne à vif. Des vieilleries, “tes crasses” comme elle disait, des trucs qu’il récupérait un peu partout, dans des vide-greniers, à la déchetterie et sur les trottoirs, le jour des encombrants. C’était fou ce que les gens jetaient, alors que ça pouvait encore servir, et puis il trouvait tout un tas d’objets drôles, bizarres, originaux… Impossible de résister, il entassait.
Elle vient de le sommer de tout vider sous peine qu’elle et son Jérôme fassent plusieurs voyages à la déchetterie si cela s’avère nécessaire. Ils tiennent à récupérer le garage pour la voiture, désirent un enfant et souhaitent rapidement pouvoir disposer de la chambre transformée en débarras. L’ultimatum est posé, il a jusqu’à la fin de la semaine pour s’y conformer. Il n’a ni logement, ni hangar, sait que c’est foutu, encore une fois tout va disparaître, lui être enlevé. Et Eve ne sera plus que la grande soeur, la fille de l’autre, la mal aimée, il en est certain. L’autre aura ses deux parents et elle sera à cloche-pied, une fille à temps partiel.
Ève, remise, pépie à l’arrière, il n’y prête pas attention, perdu dans ses pensées. de temps en temps, il répond vaguement parfois à ce qui semble être une question, sans vraiment en avoir la certitude. Le centre-ville approche, si ses souvenirs sont bons, le manège n’est pas loin, quelques centaines de mètres à peine, sur la place qui s’étend en face du petit square.
Mais il n’y a plus de place, un énorme rond-point à l’anglaise gâche son beau souvenir.
- Alors, papa, le manège il est où ? s’impatiente soudain Eve. Tu m’avais promis. Elle avance une lippe boudeuse.
- Ma petite chérie, je me suis trompé, il n’y en a plus. C’est pas grave on va aller au parc. Il y a des balançoires.
- Mais tu as dit le manège.
- Oui mais je ne peux pas l’inventer le manège, Eve,voyons, tu vois bien qu’il n’y en a plus.
C’est sympa les balançoires aussi, et puis il y a un toboggan.
- Oui mais moi je veux le manège.
- Bon écoute Eve ça suffit maintenant, je vais me fâcher si tu n’arrêtes pas ça tout de suite.
- Je veux maman. Et Jérôme il m’emmène au manège, lui. Et il a raison sur toi.
Les mains glacées, le coeur battant dans sa gorge, Matthieu réussit à répondre calmement :
- Maman tu la verras bientôt. Il a plus de chance que moi, Jérôme. Il dit quoi ?
- Que t’es un enfant trouvé qui a rien trouvé. Le manège tu l’as pas trouvé. Alors il a raison.
Matthieu ne répond rien. Il se gare près du parc et fait descendre la petite qui oublie le manège en se lançant à l’assaut des jeux de cordes et de bois. Il sent dans sa poche la vibration du téléphone, il l’a sentie toute l’après-midi, à intervalles de plus en plus rapprochés. Il ne sait pas exactement pourquoi il n’a pas voulu répondre ni même regarder l’écran de son smartphone. Ca lui a paru de moins en moins essentiel de le faire. De plus en plus crucial de ne pas le faire. De ne pas savoir. Rien de bon ne pouvait l’attendre, plus personne ne voulait de lui, personne sauf Eve. Elle sue sang et eau pour grimper toute seule au sommet du filet de pêche de corde rêche, elle ne demande l’aide de personne, elle se débrouille, elle veut y arriver. Son visage reflète l’intensité de ses efforts, front plissé, bouche serrée, et puis le bonheur, le cri de joie, le regard de fierté qu’elle lui adresse :
- Regarde papa, regarde! Toute seule !
Sa fille, ce petit bout de rien du tout qui a surgi comme ça dans sa vie, c’est pas possible de vivre sans elle. Il consulte sa montre, le jour est déjà bien gris, il commence à faire froid, il faudrait reprendre la route. Il va se faire engueuler c’est sûr parce qu’il a du retard, mais c’est pas la mort. Il revoit le visage de Lachaume, ce salaud les a insultés, Eve et lui, ce connard. Toute la rage le submerge maintenant, des heures après, il aurait dû lui répondre, lui dire ses quatre vérités à cette ordure, mais il croit se souvenir qu’il s’est excusé et est parti. Comme d’habitude, il s’est juste écrasé comme un minable, un gosse trouvé qui n’a rien trouvé, hein, c’est ça qu’on pense de lui. Merde, c’est ça qu’on dit de lui à sa gosse.
La pluie s’est invitée, soudaine, imprévisible. Il a fallu repartir vite du parc, en faire un jeu mais le coeur n’y est plus, le moral de Matthieu est en berne, il remâche les mots du vieux, ceux de sa fille, ceux de ce type qui lui a pris sa femme, sa petite Eve, sa vie. Ils vont voir s’il n’a pas trouvé !
La gamine somnole, épuisée par la journée au grand air et les émotions. Il n’ose pas allumer la radio, ça l’éveillerait sans doute. Chloé va gueuler, il est en retard, très en retard, ça va encore être le cirque.
Neuf heures ont bien sonné lorsqu’il parvient chez son ex. Elle l’attend sur le pas de la porte avec son mec qui a passé un bras autour de ses épaules. Elle a mis une veste qu'il ne lui connaît pas. Elle a les sourcils froncés. Ça va être un sale quart d'heure. Il a fait le con aussi, maintenant faut pas pleurer. Il jette un coup d'oeil à Eve endormie. Il coupe le contact, respire un grand coup pour se préparer à affronter l’orage. L’ondée a cessé mais le ciel est toujours noir, il fait presque froid maintenant.
- Qu’est-ce que tu as encore inventé pour me pourrir la vie ? Tu vas trouver quoi à me raconter ? Hein ? Vas-y, débite-les tes conneries…
- Calme-toi, ma chérie, Eve est là, elle va bien, Matthieu va nous expliquer, il n’y a rien de grave…
- Le défends pas, toi ! Alors ? s’écrie Chloé, hors d’elle.
- Excuse-moi. J’ai voulu lui montrer la mer…
- C’est tout ce que t’as trouvé ? Rien de mieux ? Pas d’intervention des extraterrestres ? Tu es sûr ? Juste encore une fois l’idée que tu pouvais suivre tes envies sans avertir personne parce que tu n’en as rien à foutre des autres.
- …
- Viens ma chérie, dit-elle en récupérant sa fille apeurée par la tournure que prend son retour. N’aie pas peur, tu es avec Maman et Jérôme maintenant, tu ne risques plus rien.
Elle va pour entrer dans la maison, se ravise, se retourne et lâche :
- Je vais voir mon avocat demain, ce n’est pas la peine de revenir la chercher, je demande la garde exclusive, tu as tiré sur la corde une fois de trop, Matthieu !
La porte claque sur elles. Jérôme reste planté devant comme s’il s’assurait la garde du logis.
- Excuse-moi, tente Matthieu, il faudrait que j’ai accès au garage. Deux minutes, un truc à prendre, je vous débarrasse de tout d’ici deux jours, promis.
- De quoi tu peux avoir besoin dans ce fourbi ? Tout est bon à jeter. Enfin, bon, je vais prendre la clé, mais magne-toi, j’ai pas toute la nuit, je bosse, moi.
- Même pas deux minutes, merci Jérôme.
Il sait où se trouve chaque objet de son capharnaüm, en quelques secondes il trouve la boîte à chaussures qu’il cherche, sur l’étagère du haut, la plus inaccessible pour une enfant.
- Tu vois, j’ai pas traîné. Merci. Désolé pour le retard. Dis à Chloé que je lui téléphonerai demain, il faut qu’on parle.
- Oui, oui, c’est ça, pas certain qu’elle te réponde, essaie toujours.
- Bon, ben merci, d'ici deux jours promis. Je vais me débrouiller.
- Sinon, on fout tout à la benne, tu es prévenu. Allez salut. Jérôme le regarde entrer dans la voiture et installer la boîte sur le sur le siège passager. Et ta môme, c'est une chouette môme, tu peux en être fier.
Matthieu suspend son geste, la main droite sur la clé de contact. Il croise brièvement le regard de Jérôme, puis baisse les yeux, surpris et mal à l'aise. Il ne sait pas ce qu'il pourrait répondre, il n'y a aucun mot qui puisse franchir ses lèvres, il reste muet, comme toujours.
En faisant son demi-tour, il jette un regard sur la maison, elle n'a pas changé, toujours ces fissures qu'il devait réparer sur le pignon droit, la maigre pelouse et les quelques fleurs ébouriffés. Il reviendra lundi soir les débarrasser de ses affaires, sauf s'il a trouvé entre temps comment faire.
Comment faire, ça sera pas très compliqué. Ça sert à rien d'expliquer, même Eve a compris qu'il n'y a rien à tirer de lui. Ça sera mieux, plus simple. Direct.
Le temps de passer à l’épicerie de nuit prendre deux canettes de Red Bull qu’il a payées au type à moitié endormi, laissant un billet de dix sans attendre sa monnaie, et il reprend la route déjà effectuée la nuit précédente. Le pied au plancher, se fout des radars, des flics et des appels de phares après les queues-de-poisson. Il n’a pas les mots mais il sait décider et quand c’est fait, il n’y a plus de retour possible. Musique à fond, du metal, Burn in Hell, sa tête bat la mesure quand il parvient dans la cour des Lachaume.
Il est onze heures. La nuit est belle, étoilée, les nuages ont dû suivre Eve, il pense à elle, à son impuissance. Il revoit son petit visage affolé, son menton tremblotant et ses yeux effrayés. Plus de ça.
Le chien aboie, il ne le connaît pas celui-là, Maurice doit être mort, il serait venu à sa rencontre en remuant la queue comme lorsqu’il rentrait de l’école ou de ses vadrouilles solitaires dans les alentours. Matthieu soulève le couvercle de la boîte à chaussures, en tire un chiffon graisseux qu’il déroule. Le colt .45 est lourd et froid dans sa main, il le soupèse juste un instant pour en éprouver le poids comme on réfléchit à un argument avant de le produire.
La porte s’ouvre sur Lachaume en pyjama, le fusil de chasse à la main, il plisse les yeux, la main en visière pour apercevoir l’intrus, gêné par les phares.
- Non mais c’est quoi ce bordel ? Foutez le camp avant que j’vous plombe, salopards !
C’est vrai qu’il n’a pas coupé le contact et les basses lourdes de Dimmu Borgir envahissent la cambrousse. Matthieu sort de l’habitacle et se dirige droit vers le vieux qui braille toujours qu’il va le tuer, appeler les flics, le pape, Dieu lui-même pour éradiquer les vauriens qui se permettent de venir faire chier les honnêtes gens la nuit.
À deux mètres du bonhomme furieux qui commence à redresser son fusil, plus de trouille que de menace, Matthieu lève le bras à l’équerre, ajuste et lui colle deux balles dans le crâne. Ça explose rouge et gras, ça dégouline sur la porte, le sang gicle par saccades chaudes sur les tommettes de l’entrée.
Il pénètre dans la maison, tombe nez à nez avec Maryvonne venue en renfort, lui administre le même traitement, deux dans la tête, et une dans le coeur, pas grave, elle n’en a pas songe-t-il, ça lui manquera pas.
Il a faim soudain.
Le frigo recèle un reste de rôti avec lequel il prend le temps de se confectionner un sandwich. Le pain n’est pas frais mais tant pis, ça creuse de débarrasser les ordures. Finalement, le tri, ça a du bon. Le café passe lentement, trop lentement, il n’a pas de temps à perdre. Il s’empare de la verseuse, les gouttes qui s’échappent de la cafetière grésillent en tombant sur la résistance bouillante. Elle va plus gueuler que j’ai tout salopé maintenant, sourit-il.
Son modeste repas avalé, il reprend le volant, commence à connaître la route par coeur, va encore plus vite qu’à l’aller quand il le peut, s’arrête juste quelques minutes pour faire le plein et acheter des boissons afin de se doper en caféine.
Une heure vingt. La rue est calme. Il se gare facilement, ce n’est pas la place qui manque, tout le monde a un garage dans ce quartier. Sauf Jérôme et Chloé, obligés de stationner leurs bagnoles le long du trottoir, le leur étant encombré, paraît-il.
- Je vais t’en donner du boulot moi, Jérôme. Et du que tu aimes pas, je suis sûr.
Trois balles encore dans son chargeur, largement assez pour ce qu’il a à faire. Il va soulager la planète d’une belle saloperie, on devrait le décorer pour ça.
Il referme doucement sa portière, craignant de réveiller Ève qui doit serrer très fort le doudou tortue qu’il lui a offert. Elle l’a adopté immédiatement et ne pourrait plus s’en séparer. Au moins, il reste un peu avec elle à travers cette peluche.
Sans bruit, il s’approche de la porte du garage, il a veillé tout à l’heure à occuper Jérôme afin qu’il ne s’aperçoive pas que le pène n’était pas engagé. Une simple poussée suffit à l’ouvrir sans fracas. Il n’allume pas, ce n’est pas la peine. Le sol est tellement encombré qu’il est impossible de mettre un pied devant l’autre. Il s’assied sur un carton, le premier, celui qui bouche le passage dès le seuil franchi.
Malgré tous les excitants qu’il a bu, il est calme, ses mains ne tremblent pas. Tranquillement, il place le canon sous son menton. Essaie de trouver une dernière phrase, rien ne vient.
Son doigt se crispe sur la détente...
La musique de la nouvelle
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