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LE FOYER OMAR SY

Fiction : LE FOYER OMAR SY sur Quatre Sans Quatre

LE FOYER OMAR SY

une nouvelle de Dance Flore


Il avait brièvement connu une période faste de célébrité relative, un moment unique où il eut le sentiment d'avoir eu raison de s'accrocher encore et encore toutes ces années. Et puis cela s'était enfui, petit à petit, sans qu'il sache exactement pourquoi.

Son partenaire s'était défait de lui, ne comptant plus partager la lumière du succès avec un sous-fifre qu'il soupçonnait de vouloir se poser en rival, ses connaissances dans le milieu se méfiaient de lui, de ses colères renommées, de son esprit sarcastique, de son mépris, de son arrogance. Il avait créé un personnage auquel il aurait voulu prêter plus qu'une vie éphémère, plus qu'une ébauche mais, comme toujours, les choses se compliquaient dans son esprit dès qu'il tâchait de les travailler. Les projets conçus facilement en rêve et dans les conversations avec ses amis s'évanouissaient au contact de la réalité.

Les lambeaux d'idées qu'il parvenait à retenir ne le satisfaisaient jamais suffisamment pour qu'il persiste. Il avait ainsi, au cours des années, conçu beaucoup de spectacles et d’installations qu'il n'avait jamais mené à bien. L'enthousiasme avait fini par disparaître à force de se cogner aux contours abrupts de son impuissance à créer, et cette gloire soudaine l'avait pris au dépourvu, comme s'il n'avait rien fait pour la mériter.

Il avait travaillé ici et là, consacré du temps et de l'énergie à des projets qui ne s'étaient pas toujours concrétisés faute d'argent, faute de talent, faute d'y croire peut-être. Il en avait passé des mois en résidence, maigrement ou pas du tout payé, hébergé à la va comme je te pousse, quelquefois dans une chambre d'hôtel, dans un gîte, quelquefois sous la tente dans un camping municipal. Il avait vécu avec des femmes de grandes et parfois douloureuses histoires d'amour, des femmes artistes aussi, paumées souvent, ou encore simples et douces et, finalement sans amour, sans plus de vie à deux qui dure et offre un toit sur la tête, il avait squatté chez des amis, des connaissances, des collègues, et puis, en désespoir de cause, chez sa mère.

Tout ça pour ça.

Tout ça pour, finalement, à l'orée de ses soixante-dix ans, se retrouver dans un foyer minable pour anciens artistes paumés et désargentés, le foyer Omar Sy de Saint-Ouen. Sa mère était morte depuis quelques années et sa protection tutélaire s'était dissipée sans délai, la maison avait été mise en vente et le maigre profit partagé entre sa sœur et lui. C'était certainement plus d'argent à la fois qu'il n'en avait vu de sa vie, mais ça n'avait pas duré assez longtemps pour le mettre vraiment à l'abri, contrairement à ce qu'il avait espéré. Il s'était montré économe et parcimonieux, pourtant, se refusant à une vie dispendieuse. Les efforts consentis pour faire durer l'héritage l'avaient usé, aigri et rendu envieux. Aucun engagement professionnel sérieux n'avait pu lui permettre de cesser de se préoccuper de ses finances et ce souci constant, qu'il haïssait, était devenu la raison majeure de son existence. Sa sœur avait refusé d'étendre au-dessus de sa tête le parapluie auquel sa mère l'avait depuis toujours habitué, elle n'avait pas voulu payer la mutuelle, ni le téléphone, ni l'assurance, ni les menus frais qui ne figuraient pas sur la liste officielle des dépenses prises en charge par sa mère mais face auxquelles il semblait toujours se retrouver malgré tout. Sa sœur. Ah oui, sa sœur ! Une vieille femme maintenant, qui se croyait très maligne parce qu'elle avait été fonctionnaire toute sa vie ! Jamais une prise de risque, jamais ne serait-ce qu'un flirt avec une mise en danger d'elle-même ! Elle le regardait de haut alors qu'elle n'avait fait qu'enseigner le français à des mômes de collège démunis, les seuls ayant encore recours à l’école publique, se donnant l'illusion de faire quelque chose de plus utile que lui de son existence ! Quelle blague ! Le spectacle, ça c'était utile au monde mais le monde était trop con pour s'en rendre compte. Sa mère et sa sœur, sans désemparer, lui avaient suggéré de gagner enfin sa vie en se prostituant de castings en ateliers théâtre, voulant à tout prix le détourner de l'austère et vertueuse voie qu'il s'était choisie. Depuis l'université, elles ne cessaient de lui rabâcher que ses talents devaient être convertis, d'une manière ou d'une autre, en monnaie sonnante et trébuchante. Quelle vision plate et mercantile des choses et combien de fois il avait été pris de fureur en les entendant lui tenir de pareils propos. “Vous m'avez laissé faire des études sans avenir, vous devez me laisser aller jusqu'au bout sans entraves.”

Finalement, les arts plastiques ne lui apportaient pas ce qu'il désirait, il n'arrivait pas à s'accomplir, il sentait qu'il était fait pour un autre destin un engagement plus fondamental et essentiel de lui-même qu'il pensa trouver dans le milieu circassien, dans la danse, dans le chant. Ses œuvres picturales, ses installations, ses compositions devenaient de plus en plus conceptuelles et ne pouvaient plus être dissociées de son discours explicatif génial, prolixe, complexe, retors, abscons.

Il pouvait donner vie par son verbe à n'importe quel travail dont la valeur, le sens et la justification tardaient à se faire jour auprès de ses professeurs. Le jour de son épreuve finale, il vint avec une réalisation qui déclencha la colère du jury, un de ses membres allant jusqu'à dire qu'« il y a des baffes qui se perdent ». Mais son talent fut d'obtenir quand même le diplôme que ceux qui le jugèrent, encore tout ébouriffés par la furieuse dispute qui eut lieu entre eux, lui remirent sans sourire. Devant ses amis et sa famille, il en avait ricané, comme s'il avait réussi à jouer la sale blague qu'il méditait depuis longtemps pour faire la nique à ses professeurs tout boursouflés d'eux-mêmes.

En privé, c'était encore et toujours une autre faille qui s'installait en lui. Personne ne le reconnaissait à sa juste valeur, il n'était pas aimé, il devait se méfier de tous, il n'était peut-être pas aussi talentueux qu'il le croyait. Il n'avait jamais voulu exposer ni soumettre quoi que ce soit à l'appréciation de professionnels. Seule sa mère pouvait, s'il en était d'humeur, contempler certains de ses travaux qu'elle avait bien du mal à décrire ensuite à sa fille, mais, en tout cas, “c'était très beau, très intéressant, surprenant, original, un vrai travail d'artiste”. Car sa mère avait certes eu deux enfants, mais surtout elle avait eu l'immense bonheur d'engendrer un artiste authentique. C'était le mot qui revenait constamment dans sa bouche pour clore toute discussion à son sujet. “Il ne gagne pas sa vie parce que c'est un artiste, il refuse de travailler, mais oui, un vrai artiste doit rester pur et entièrement disponible pour son art, il est désagréable et hautain, volontiers arrogant et humiliant, que veux-tu, c'est un artiste, on ne peut pas le comprendre et il doit être agacé par notre infériorité et notre incapacité à bien saisir la portée de son talent, il ne produit rien, ne fait rien, ne semble visité par aucune muse, mais l'art ne se décide pas, voyons, il faut qu'il vive pour nourrir son imaginaire, il crée sans nous le dire, sa vie est la glaise dont il façonnera son œuvre, bien sûr.” Elle se maquillait pour l'accueillir, toute rose et l’œil humide de le rencontrer après quelques mois ou semaines d'absence, pas trop sûre de la façon dont les retrouvailles se dérouleraient, avec l'envie d'être à la hauteur, de lui plaire, de ne pas être encore une fois humiliée et rejetée par lui. Elle avait confié à sa fille, dans un rare accès de spontanéité, alors qu'il devait les rejoindre dans la maison qu'elle venait d'aménager : « J'espère qu'il va aimer ma décoration, il a l’œil d'un artiste, lui ! »

Lui, justement, suivant l'humeur, la fêtait ou s'enfermait dans un silence crispé de de mauvais augure qui déboucherait forcément sur des disputes atroces au cours desquelles il l'accuserait d'être à l'origine de ses souffrances, de ses manques, de ses ratés, parce qu'elle l'avait abandonné, parce qu'elle avait aimé un homme beaucoup plus fort qu’elle ne l'avait aimé, lui, parce qu'elle lui avait menti, parce qu'elle avait fait de son enfance un enfer d'isolement et de folie et de son adolescence une absence maternelle coupable et à jamais impardonnable. Elle se défendait d'abord de toute sa superbe, avec ironie, avec agressivité mais elle était vite réduite aux larmes, aux supplications, à l'état de mendiante sur laquelle il venait avec rage s'essuyer les pieds. Leur cohabitation forcée aggravait bien entendu les choses et il devint physiquement menaçant avant de la frapper régulièrement. Cette violence abjecte, si elle était sur l'instant totalement irrésistible devant cette mère en loques qui se déparait avec tant de constance de sa dignité, le rendait petit à petit fou furieux contre lui-même et il finit par se mutiler, après la mort de sa mère, se lacérant le visage en particulier, vers la fin de sa vie. Sa sœur venait lui rendre visite de temps en temps, rarement pour tout dire, redoutant ces rencontres qu'une brouille de plusieurs dizaines d'années entre eux rendait raides et pénibles. Elle avait, comme toujours, un peu peur de lui, de ses réactions, de sa violence et de son mépris. Elle lui en voulait, pour sa part, de n'avoir pas voulu avoir avec elle et sa famille des rapports affectueux, chaleureux, simples qu'on aurait pu attendre de la part de celui qu'elle considérait presque comme son enfant puisqu'elle l'avait, un temps, soustrait à sa mère trop occupée de sa passion amoureuse pour l'élever elle-même.

Dans le foyer Omar Sy, les résidents étaient les Omarsybles et leur devise : « Avec les Omarsybles, tout est possyble ! » La production exigeait d'ailleurs qu'ils répètent leur slogan plusieurs fois par jour, sous n'importe quel prétexte, de manière à ce qu'il s'imprime le plus profondément possible dans la tête des téléspectateurs de la chaîne GérontoTV qui représentait le segment le plus âgé de la population. Les résidents du foyer Omar Sy étaient des artistes indigents auxquels la production offrait toit, assurances médicales et entretien s'ils acceptaient d'être filmés 23 heures sur 24 et de se prêter à diverses épreuves, jeux, concours, publicités, échanges avec les téléspectateurs et mise en scène de leur quotidien. Le foyer comprenait cinquante résidents, hommes et femmes, sélectionnés sur leur parcours professionnel inabouti, leurs ressources extrêmement limitées et leur capacité à faire de l'audience. Il avait été difficile de le persuader de s'y présenter : c'était précisément ce qu'il détestait et avait fui toute sa vie, mais son grand dénuement avait fini par être l’argument imparable que sa banque, une société appartenant au grand conglomérat Hygésoinpro, qui regroupait les fonctions de soins, d’assurance et de logement et qui se spécialisait dans le conseil aux éléments insolvables de la société. Il avait été, par contre, extrêmement facile de convaincre la production qui avait tout de suite vu en lui un formidable vecteur d'audience et ne s'était pas trompée.

Au début de son séjour, il s'était imposé par sa morgue, par son ironie, ses sarcasmes exceptionnellement méchants et drôles, son fume-cigarette en jade antédiluvien, les petits plats asiatiques qu'il extorquait à la production et refusait de partager avec quiconque et sa culture cinéphile incroyable. Il avait eu du mal à nouer des relations avec les autres et c'était précisément ses conflits quotidiens, son mal-être, son manque d'aptitude à vivre en groupe qui passionnait les spectateurs de GérontoTV : jamais la chaîne n'avait connu un tel record d'audience et son image se démultipliait sur les écrans géants installés un peu partout dans les lieux et sur les places publiques.

GérontoTV appartenait au très puissant groupe audiovisuel dont le président était également le ministre de la Culture. Dans les années 2030, on avait décidé de confier tous les ministères à des entrepreneurs à succès ou à des technocrates chevronnés puisque le maître mot de toute politique était la recherche de l'optimisation et de l'efficacité maximales. On en avait enfin terminé avec tous ces faux-semblants qui avaient empuanti la vie politique pendant plus d'un siècle : on prenait le taureau par les cornes, on affirmait clairement qu'on voulait le profit à n'importe quel prix et, dans une société vieillissante, cette attitude volontariste était majoritairement saluée par les électeurs qui ne votaient plus pour un président, cette illusion présidentielle était complètement dépassée, mais pour des grands électeurs, qui élisaient ensuite deux super-ministres, l'un d'entre eux étant spécialement affecté aux Cultes, puisqu'afin de lutter contre les extrémismes et en particulier celui de droite, on avait supprimé la république laïque pour la remplacer par une république œcuménique de large coalition de centre droit. C'était plus facile pour tout le monde et on connaissait une période de stabilité politique jamais vue auparavant.

Dans le foyer Omar Sy, seuls partaient ceux dont la santé déclinait au point qu'on devait les envoyer finir leurs jours au mouroir interconfessionnel et totalement gratuit Prophète et Messie, habituellement surnommé le Prophéssie parce qu'on disait qu'on pouvait prédire sans jamais se tromper qu'on n'en sortirait que les pieds devant.

C'était l'occasion du grand jeu de paris sur la mort, extrêmement apprécié des télespectateurs. Ce jeu était devenu, au fil des ans, une manne pour GérontoTV. Il s'agissait de parier sur l'heure et la date de la mort des agonisants, un divertissement fort simple et qui pouvait rapporter des abonnements gratuits à la chaîne et de l'argent pour les plus perspicaces. Les bulletins de santé des mourants étaient consultables gratuitement en ligne et actualisés trois fois par jour. A qui le tour ? avait un succès phénoménal auprès des téléspectateurs et même des vieillards, excités à l'idée de faire encore la nique aux autres et d'avoir encore une fois, post-mortem, les honneurs de la chaîne. Le gagnant avait bien entendu le droit de se rendre à la cérémonie de crémation en limousine, de rencontrer les familles et d'être filmé pour accéder, bien que modestement, à une forme de gloire, lui aussi.

Maintenant qu'il avait montré sa mesure, il avait atteint le succès qu'il avait si vainement cherché durant toute sa vie. Il recevait des mails sans cesse, des SMS, MMS filtrés par la production et les propositions affluaient de toutes parts pour venir faire son show sur les plateaux télé. Mais GérontoTV veillait au grain et ne le libérait qu'au compte-goutte sachant qu'un si bon produit se dévalue vite en se montrant partout. Il rencontrait donc le succès, enfin, en tant que vieillard acariâtre et arrogant, ses bons mots et ses moqueries arrachant des quintes de toux et propulsant les dentiers sur les genoux tremblotants de ses fans. La production l'encensait, le moindre de ses désirs - surtout s'il était un peu fou et donc ultra médiatique - était exaucé et répercuté dans les journaux télévisés et les émissions de GérontoTV. Petit à petit, il se lassa de ce rôle facile et qui le dévalorisait à ses propres yeux. Il voulait montrer son vrai talent d'artiste, pas se contenter d'être lui-même au milieu de ces vieillards stupides et vaniteux et de ces vieillardes qui avaient perdu leur talent en même temps que leur taille XS.

Il voulait rejouer sur eux son grand succès, son unique succès, Your Ultimate Nightmare, avec Forgueule, sa créature inquiétante et viscérale. Connaissant intimement les autres résidents, c'était facile de repérer leurs points faibles et de les harceler, de leur faire peur, de les amener à craquer, à demander grâce. Forgueule apparut donc, d'abord de temps en temps puis de manière plus régulière jusqu'à être omniprésent dans le foyer.

Sa sœur était atterrée par son attitude. Bien qu'elle ait été opposée à son entrée parmi les Omarsybles, elle vomissait cette société qui l'angoissait au plus haut point et contre laquelle elle s'élevait depuis longtemps, elle n'avait pas pu se résoudre à accueillir son frère chez elle et son installation au foyer lui causait une immense culpabilité. Ayant renoncé à la télévision, elle ne suivait pas les retransmissions en direct du foyer Omar Sy mais elle ne pouvait échapper aux écrans géants, aux conversations qu'elle entendait partout, aux publicités qui défiguraient tous les lieux publics et envahissaient aussi toute connexion Mondonet. Si on le lui demandait, elle préférait le plus souvent affirmer qu'elle ne connaissait pas le Forgueule effrayant des Omarsybles. Elle avait réussi à négocier avec la production que ses rencontres avec lui ne soient pas médiatisées, pas retransmises du tout en fait. Elle devait, pour cela, prévenir les responsables du foyer plusieurs semaines à l'avance, de manière à ce qu'ils puissent organiser le planning de la journée en fonction de cette visite, pour que son absence passe inaperçue ou soit justifiée par un mensonge sans conséquence car chacune de ses disparitions provoquait une avalanche de réclamations et de manifestations même parfois, par exemple lorsqu'il avait eu la grippe et avait dû être confiné loin des caméras.

A cette occasion, après deux jours de disparition des écrans et parce que la production n'avait pas eu la prudence de donner des explications à ses spectateurs, une manifestation de vieux en fauteuils, armés pour certains de béquilles ou encore chaussés d'appareils orthopédiques ultra résistants s'était organisée. Ils avaient défoncé les portes en verre du siège de la production, uriné tant et plus sur les moquettes épaisses, vomi, parfois, et avaient exigé en postillonnant et en bavant malproprement d'obtenir immédiatement des explications concernant Forgueule. La production avait bien reçu le message et ne commit jamais plus une telle erreur.

Les visites de sa sœur étaient donc très espacées, en général acrimonieuses et brèves. Il feignait l'ennui tout en surveillant ses réactions d'un œil, elle tentait de le raisonner, de lui montrer qu'il valait mieux que l'image dégradante qu'il affichait, elle parlait du passé, pouvait se montrer émotive, barbante au possible avec ses souvenirs de ce petit gosse qu’il avait été, si mignon, si prometteur, si adorable, épuisante à lui rappeler tout ce qu'elle avait fait pour lui, qu'elle l'avait sauvé de sa mère et de son infernal amant, qu'elle l'avait accueilli, protégé, aimé comme son enfant, s'engageant même dans une procédure légale pour en devenir la tutrice, abandonnant ses études pour lui servir de mère de substitution. Ç'aurait été si simple, si merveilleusement simple et exaltant de lâcher Forgueule sur elle : il savait où frapper avec précision. Mais il endurait sans broncher, ne se permettant qu'un ricanement de temps à autre alterné avec un soupir appuyé. Elle se sentait tellement coupable d'avoir choisi de le séparer de sa mère, elle vivait dans la terreur d'être responsable de sa vie chaotique, de son mal-être, de toutes ses peurs, ses plaies, ses béances. Il le savait et sentait que la punition était déjà infligée depuis longtemps sans qu'il ait besoin de s'en mêler. Ca ne présentait aucun intérêt d'en rajouter, c'était trop facile. Elle rentrait chez elle triste et inquiète, comme elle l'était toujours à son sujet, parce qu'il lui semblait si différent du petit frère plein de joie de vivre qu'elle avait adoré.

Tout s'était défait quand il avait dû vivre seul avec leur mère, au moment de la séparation de leurs parents. Il était devenu solitaire et triste, un enfant victime de bourreaux à l'école, pas sportif, trop renfermé, trop intellectuel, trop à l'aise avec les adultes et pas assez avec les enfants, réfugié dans ses lectures, ses dessins, ses angoisses. Elle avait mal pour lui, elle essayait de s'occuper de lui le plus souvent possible, de passer avec lui le temps que leur mère passait enfermée dans sa chambre, en ville, ailleurs, sans qu'on sache toujours bien où elle était ni quand elle rentrerait. La garde plus tard assumée par leur père et sa nouvelle famille avait achevé la destruction d'un jeune garçon fragile, déjà instable, déjà étrange, portant toujours un couteau sur lui par pure paranoïa, soucieux de lutter avec des ennemis imaginaires, incapable de ne pas provoquer les autres, peureux et orgueilleux à la fois, désespérément arrogant et hautain, supportant courageusement cependant tous les revers de fortune, le lent rapiéçage de sa vie, le lent démaillage de ses amours, le vain espoir de vivre comme il l'aurait voulu. Quelquefois il était si drôle, doué de mille façons, elle avait ri comme jamais avec lui, elle avait adoré faire front avec lui devant leur mère, leur complicité la rendait folle de jalousie, c'était bon et ça la rendait forte en lui ôtant temporairement ses peurs et sa folle culpabilité le concernant. Elle aurait voulu faire plus partie de sa vie, elle aurait voulu partager plus de choses avec lui, elle aurait voulu qu'il soit à l'aise dans sa famille mais il avait coupé les ponts en lui expliquant des mois après dans une lettre qu'il ne pouvait pas supporter le concept de « famille » dans lequel elle cherchait stupidement à le faire entrer. La famille, il ne savait pas ce que ça pouvait bien être, une collection de personnes partageant accidentellement un nombre défini de gènes, peut-être ? Mais il avait plus en commun avec ses admirateurs qu'avec elle ! Au moins, eux appréciaient son art et sa créature, ils en redemandaient, ils n'étaient pas, comme elle, rassotée et craintive, stupidement ancrée dans ses convictions d'un vieil idéal dépassé et inutile.

Elle en avait été définitivement blessée, il n'était plus jamais devenu possible d'entretenir des relations avec lui jusqu'à la mort de leur mère. Là, il avait bien fallu aviser, se voir pour discuter des décisions à prendre, de la maison, de l'avenir. Mais Forgueule lui faisait peur, elle sentait bien que c'était la partie sinistre et inapprivoisée de son frère qui remontait à la surface, elle n'était pas sûre qu'il puisse contrôler sa créature jour après jour, on ne jouait plus vraiment là, c'était devenu autre chose, un jeu dangereux et sauvage qui finirait mal, elle en était sûre. Jamais les audiences n'avaient été si bonnes, jamais il n'avait connu un tel succès, jamais son visage grotesque de clown monstrueux n'avait été à ce point l'objet de curiosité, d'adulation, d'adoration. Il vengeait les gens, il leur permettait d'être des ogres, des bourreaux, des prédateurs sans prendre le moindre risque, il réveillait en eux la violence et l'agressivité que la vieillesse avait éteintes, leurs sens émoussés reprenaient de la vigueur, c'était comme une résurrection.

Au foyer, les Omarsybles avaient cru à un jeu un peu plus poussé, ils s'étaient d'abord amusés et avaient tenté de rendre coup pour coup, conscients des caméras sans cesse braquées sur eux puis ils avaient eu peur, se rendant compte qu'ils ne faisaient pas le poids face à Forgueule qui ne s'amusait pas, lui, mais qui trouvait enfin un champ d'action à sa mesure lui permettant de se déployer entièrement dans toute sa noirceur. On était au-delà des comptes à régler, au-delà des jeux de rôles, il n'enlevait plus jamais son masque, il était Forgueule en permanence, enfin le plus fort, le plus redouté, sa paranoïa enfin justifiée. Il commença par se maquiller, le visage blanc, les lèvres rouge sang, les yeux noirs, puis il se lacéra le visage et rasa ses cheveux, à quoi bon ce maquillage grotesque, il faut être Forgueule une bonne fois pour toutes, c'est moi qui t'ai enfanté, tu es la chair de ma chair, le sang de mon sang, ensemble nous sommes nés, nous périrons ensemble.

La production avait jusque-là été ravie de ses outrances, elle les avait même encouragées et poussées le plus loin possible. Il avait des rendez-vous réguliers avec les réalisateurs de l'émission pour faire le point sur ce qu'on attendait de lui dans les semaines suivantes. Il s'était montré coopératif et avait souvent eu des idées qui surpassaient en inventivité et humour macabre toutes celles des scénaristes engagés par la chaîne. Il valait une fortune et tous ces excès étaient une source de bénéfices considérables pour tous.
Cependant, maintenant, les résidents avaient vraiment peur et commençaient à trouver que les agressions dont ils étaient victimes dépassaient la mesure. Forgueule ne se contentait plus de jouer un jeu, plusieurs vieux furent frappés pendant leur sommeil, leurs médicaments intervertis, leurs prothèses disparues... Les résidentes s'étaient d’abord disputé ses faveurs et en avaient fait un symbole de puissance et de pouvoir puis avaient fini par le fuir, effrayées par ses agressions verbales et parfois physiques. Les téléspectateurs en raffolaient au début, la perversité de Forgueule les excitaient au plus haut point et ils lui vouaient un culte. Pourtant, petit à petit, des critiques émergèrent. Des pisse-froid, des emmerdeurs bien-pensants, évidemment, des tenants de l'ancien monde qui subsistaient encore. Ils permettaient d'alimenter la polémique, toutes ces protestations faisaient parler et renforçait la visibilité du programme, c'était magnifique. Cependant les scores d'audience s'effritaient, la chaîne perdait en popularité surtout depuis qu'une émission concurrente prenait de l'ampleur. Le concept en était simple mais redoutablement efficace : tout un village reconstitué à grands frais devait élire son chef et inventer une forme de société. Tout était permis : renversements, milice, coups d'état, régime autoritaire bien sûr... Le gagnant était celui qui avait réussi à instaurer son régime pendant trois mois consécutifs. On disait que même la mort ne serait pas exclue et c'est peut-être cette impatience pleine de curiosité qui expliquait son succès foudroyant.

Il fut décidé de ne pas attendre et de rester fidèle à ce qui avait depuis le début faisait l'immense popularité de l'émission : ne reculer devant rien et être les premiers à avoir osé. La mise à mort publique de Forgueule fut décidée. Ce serait un moment de télévision unique, novateur, totalement dans l'esprit de GérontoTV. Ce serait leur grande signature médiatique et rien ne serait plus pareil ensuite.

Quelqu'un se souvint d'ailleurs, ou pensa se souvenir avoir appris qu'elles existaient dans l'ancien monde, mais personne n'y crut.


La musique de la nouvelle


Ce texte est sous licence CREATIVE COMMONS

Illustration : Dance Flore

Fiction : UN RÊVE Fiction : L'ÉTALE Fiction : SOUS VOS APPLAUDISSEMENTS - 3