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SOUS VOS APPLAUDISSEMENTS - 3

Fiction : SOUS VOS APPLAUDISSEMENTS - 3 sur Quatre Sans Quatre

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SOUS VOS APPLAUDISSEMENTS - 3

une nouvelle de Dance Flore & Psycho-Pat


Des milliards de questions plus tard, ayant à peine rassasié les siens d’anecdotes, de récits et de descriptions - Plantard ! Non, c’est pas vrai ! Tu lui as serré la main et il t’a donné du Arnaud ! Alors tu pars quand à l’Elysée dis-moi ! Il est comment en vrai ? Et Truquet ? Tu avais à manger ? Et à boire ? Classe quand même ! Non, je connais pas cet acteur mais la chanteuse, je sais qui c’est, on l’entend tout le temps à la radio. Ah ouais, des heures à attendre ! Et tu les vois, les spectateurs ? Maquillé ! Comme une fille ! On t’a fait les yeux aussi ! Non ? T’as pas le 06 de la Lauriane, là, elle est canon …- Gilles et Jean-Louis au bout du fil, les copains qui le bombardent de sms… Tous sont si fiers, si heureux, si passionnés, sûrs qu’il a fait du bon boulot. C’est une certitude, Arnaud a été leur porte-parole, les choses ont été dites et elles seront entendues de la France entière samedi soir, c’est certain. Pas de place pour le doute ni pour l’hésitation.

Arnaud sent la charge s’alourdir d’heure en heure, taisant petit à petit toute son amertume, se mettant au diapason de l’enthousiasme des autres pour faire bonne mesure, pour être avec eux, pour ne pas leur faire de peine. Il finit presque par y croire, il a rivé leur clou à ces types, il a été capable de renverser chacun de leurs arguments de main de maître, il a convaincu et emporté l’adhésion de tous.

Samedi approche, chacun savoure à l’avance le triomphe d’Arnaud et, par là même, le leur. Arnaud sent l’anxiété monter en lui, la peur et le sentiment que tout ceci n’est qu’un horrible malentendu, une tragique erreur dont il va payer chèrement les conséquences inévitables.

Partout, Marianne, Romain et Anthony claironnent que samedi soir, il ne faut pas louper l’émission, oui, oui, il passe en tout dernier, vous allez voir ce que vous allez voir, il s’est pas laissé impressionner, et devant Plantard, si si !

Arnaud ne sait pas où se mettre et minimise ses exploits, tentant maladroitement et timidement de les ramener à des proportions plus modestes, moins gênantes, plus en rapport avec la réalité qu’ils ne manqueront pas de découvrir. Il a si peu parlé finalement, ça va paraître bien maigre, il le craint. Les doutes et l'anxiété le submergent, alternant avec des phases d’optimisme et d’excitation.

Malgré tout, bien sûr, une soirée est organisée chez eux, avec les copains, histoire de regarder ensemble Sous vos applaudissements et d’assister à la victoire de l’ouvrier sur les paillettes parisiennes. Marianne et les garçons sont survoltés, ils ont tout organisé à la maison, empruntant des chaises aux voisins pour accueillir amis, potes et collègues. La salle à manger et le salon sont pleins à craquer, les boissons, les plats et les assiettes sont posés partout, on ne peut plus remuer ni pied ni patte. La télé déverse son lot de bêtises, humour délicat et chansons engagées, explorations de sujets politiques et interrogations culturelles. L'étouffoir à cervelle habituel auquel personne ne prête réellement attention d'ailleurs ce soir-là.

Arnaud est presque oublié tant les gens sont occupés par leurs discussions, leurs plaisanteries, d’où fusent quelquefois quelques énergiques jurons ou des rires tonitruants. Il est de plus en plus tendu, les souvenirs de l’enregistrement ne cessent de tourner dans sa mémoire, il ne sait plus s’il a eu raison ou tort, s’il a vraiment réussi à dire les choses. Cent fois, mille fois il revit les quelques heures fatidiques. Il a le trac. Il voudrait qu’on oublie de regarder l’émission, tous se rendraient compte trop tard qu’elle est déjà terminée. Oh, tant pis, c’est pas grave, ça n’a aucune importance, c’était l’occasion d’être tous ensemble ! Non vraiment, pas grave du tout. Mais il ne peut s’empêcher de consulter sa montre toutes les deux minutes, les mains moites, le ventre serré par l’angoisse.

Décevoir ses amis et sa famille, ce serait impardonnable. A-t-il été un porte-parole digne d’eux ? Ils lui ont fait confiance. Peut-être s’est-il monté la tête avec ce livre. Quelle valeur a-t-il ? Il a cru être capable de parler de ses copains, de son boulot, de traiter d’égal à égal avec des gens comme Plantard, comme Toit. Mais quel fou. Les bières défilent, les boîtes de pizza sont vides ou presque, les plats apportés par les uns et les autres ont été dévorés et la vaisselle sale s’empile sur la table de la cuisine.

Après le bavardage joyeux et les plaisanteries qui ont émaillé le repas improvisé, l’impatience gagne peu à peu le groupe, les visages sont tendus vers l’écran. La première réplique d’Arnaud a fait un tabac, comment il l’a mouché, le Truquet !
- La vache, tu t’es pas laissé démonter ! assure Pierre, fier de son pote.
Ils en ont passé des heures tous les deux, Arnaud et lui, en réunion ou à rameuter les troupes à chaque coup bas de la direction. Un type sur qui on peut compter, solide et sérieux, connaissant son boulot et les dossiers.

La prestation de Plantard est noyée sous les lazzis et les quolibets. On commence doucement par une rafale de “connard” ou de “salaud”, “menteur”, hypocrite”, ‘faux-cul”. Il y a escalade, évidemment, au fur et à mesure de l’interview, surtout après l’échange entre Arnaud et le politicien où les plus énervés s’attaquent franchement à son orientation sexuelle supposée et ses pratiques douteuses.

Même Jean-Louis s’en mêle, lui plutôt discret d’ordinaire se montre virulent, fustige les mensonges éhontés et les enfumages :
- Non mais t’as vu ce qu’il essaie de nous vendre ? Que le gouvernement précédent dans lequel SON président était ministre ou conseiller aurait caché des choses ? Mais il nous prend vraiment pour des cons. Et tu verras que tous les canards vont reprendre l’info sans émettre le moindre doute ou faire quelque recherche que ce soit.
- Bah, vous allez tous à la soupe, vous, les journaleux, le taquine Anthony.
- Si seulement, répond le localier, j’aurais pas besoin d’user mon talent avec des prolos comme vous, je suivrais les sorties officielles des notables en me goinfrant aux banquets. Caviar et foie gras, ça a plus de gueule que la Regina ou la Calzone de chez Alessandro, crois-moi.
- Bon alors, c’est quand que tu lui rentres dans la gueule pour de vrai ? demande Julien, impatient de voir le beau parleur se faire moucher par son collègue.
Ça se met à beugler à l’autre bout de la pièce, une chamaillerie amicale pour le dernier toast au jambon dont Pierre s’est empiffré au nez et à la barbe de celui qui tendait la main pour l’attraper.

Arnaud le sent de moins en moins, il est comme absent, n’entend pas plus le son de la télé qui est pourtant bien haut que les diverses remarques et interjections de ses invités. La main de Marianne est posée sur son bras, paradoxalement, c’est lui qui s’y accroche, c’est la seule sensation qu’il reconnaît. Elle sait qu’il a besoin d’être apaisé. Elle le connaît son bonhomme, sait comment le rassurer.

Le bruit ne fait que s’intensifier pourtant au cours de l’interview de Plantard. Sa suffisance et son mépris pour ceux que son chef appelle des “riens” transpirent dans toutes ses interventions.

La colère monte dans l’assistance à chaque contre-vérité assénée avec morgue, à chaque question apportée par les chroniqueurs sur un plateau afin qu’il puisse servir sa soupe libérale ornée de son sourire plaqué or.

Au tour du réalisateur de parler et l’atmosphère se détend. Un film qu’ils ne verront de toute façon pas, inutile de suivre avec attention. Les plaisanteries reprennent et les interrogations sur le déroulé de l’émission.

Arnaud leur raconte la pause, l’indifférence de ces gens présents pour un show, pas pour aborder les vraies questions. Non, personne ne lui a demandé de détails sur leur quotidien, ni sur leur lutte pour garder l’outil de production dans la région. Non, personne ne l’a encouragé à poursuivre, à se battre pour une industrie nationale, oui, ils s’en foutent tous. L’acteur l’a assuré de son soutien, mais que peut-il, seul au milieu de la meute ?

Il entend son nom sortir des haut-parleurs de la télé, c’est à lui, il frémit, retrouve le sale sentiment de piège qu’il avait ressenti au moment de l’enregistrement, le malaise qui s’était emparé de lui. Jean-Louis est assis dans un coin, il ne dit rien, il a déjà compris que les espoirs sont vains, que la cause était entendue bien avant le début de l’émission.

L’atmosphère du salon devient électrique, tourne à l’orage à chaque fois qu’Arnaud est coupé ou empêché de parler. Les images choisies au montage, soigneusement, il n’en doute pas, le montrent gauche, emprunté, peu sûr de lui.
- Mais qu’est-ce que tu avais à te dandiner comme ça ? T’avais envie de pisser ? questionne l’un.
- La vache ! On sent que tu as le trac, je t’ai jamais vu comme ça, ajoute Pierre.

Ses paroles ne correspondent même pas, parfois, au moment de l’émission diffusé. On a cadré ses mains agitées, chaque gorgée bue, lorsqu’il croisait et décroisait les jambes, nerveux et crispé. Il tente de ramener le calme afin qu’ils entendent sa fameuse tirade à la fin de son passage, celle où il a pu s’exprimer.
- Mais tu réponds jamais ? Tu pouvais pas les envoyer chier ? Ils te posent des questions et ils font les réponses, c’était pas la peine que tu te déplaces, tu t’es fait balader, s’indigne Julien.
- Ben oui, papa, tu t’es laissé faire comme ça tout le long ? s’inquiète Romain.
- Non, non, attendez, j’ai réussi à placer ce que je voulais à la fin, vous allez voir.
- T’es sûr ? T’as l’air plutôt d’être là pour le décor.
Arnaud ne sait pas qui a dit ça. Il tourne la tête, croise le regard de Jean-Louis qui, d’un clin d’oeil, lui signale que lui sait ce qu’il a enduré. De ne pas s’en faire.
- Ça vient, juste là, quand il me dit qu’on ne peut pas licencier un travailleur malade en France, tu vas voir la tirade que je lui ai balancé… Écoute donc !

Elle ne viendra jamais cette fameuse tirade. Le mot de la fin est réservée à Toit et la protection sociale.
Tout a été coupé !

Quelques blagues de Truquet, générique. Silence dans le salon. Lourd, pesant de déception et de désabusement. Une espèce de gueule de bois générale s’empare de tous les présents.
Arnaud est détruit, livide. Il a bredouille vingt mots en tout et pour tout pendant tout ce qui a été diffusé.
- Ah les salauds, s’exclame Marianne. Ils ont le droit de faire ça ? De couper ce qui disent les gens sans leur autorisation ? On peut pas porter plainte ?
- Penses-tu, tout doit être prévu dans les papiers que tu signes avant l’enregistrement, l’interrompt Jean-Louis. Ils ne laissent rien au hasard, tu n’as pas les fichiers de toute façon, et avec la palanquée d’avocats dont ils disposent, tu peux vendre ta maison tout de suite pour payer un minable du coin qui ne fera pas le poids et se fera balayer en une audience vite fait.

Il pose une main sur l’épaule d’Arnaud,
- Tu as essayé, c’est déjà énorme, beaucoup n’auraient pas eu ce courage. Je t’y ai encouragé, j’ai eu tort, j’aurais dû me douter de ce qu’ils allaient te faire subir. Excuse-moi.
Marianne aussi, essaie de le réconforter.
- Alors c’est tout ? Tout va bien, c’est pas sa faute, on ferme nos gueules comme d’habitude ?
C’est Anthony, l’aîné, qui se dresse d’un coup du canapé où il était vautré.
- La vérité, c’est que tu t’es fait baiser par une bande de larbins. En beauté en plus. C’est tout juste si tu as pas dit “merci” quand ils ont terminé. Ça me dégoûte !
- Parle pas comme ça à ton père, crie Marianne.
- Laisse, il a raison. Je me suis fait avoir. C’est nul. J’ai honte pour les collègues, je ne pouvais pas faire pire.
- De quoi on va avoir l’air quand on va rencontrer la direction maintenant ? Tu crois qu’elle va encore te prendre au sérieux ? Tu vas négocier en notre nom ? poursuit le fils survolté.
Arnaud ne répond pas. Il comprend son indignation, sa rage. Il pourrait ressentir la même chose s’il pouvait ressentir autre chose que de la honte.
- Fais chier, tiens, je vais me pieuter !

La porte claque. Arnaud retient sa femme qui allait se précipiter à la suite d’Anthony. Il appuie juste un peu plus fort sa main et hoche la tête.
- C’est normal qu’il soit déçu, attends, je lui parlerai quand le plus gros de la colère sera passé, murmure-t-il, les yeux baissés.

Les gars sont silencieux, finissent leur bière sans un mot, les yeux toujours sur l’écran comme si ce n’était pas vraiment fini, comme si la diffusion allait reprendre, qu’il y avait eu erreur. Les plaisanteries ont cessé, les fanfaronnades aussi. Juste le vide de ceux qui ont toujours été trahis.
- Bon, ben, on va y aller, dit Pierre, t’inquiète, t’as fait ce que t’as pu. Tu me ramènes, Julien, j’ai pas ma caisse ?

Dans le salon déserté, au milieu des assiettes, des cartons gras, des cadavres de soda et de bière, Arnaud et Marianne ont l’impression de contempler un champ de bataille au soir d’une terrible défaite. Ils montent se coucher sans parler, il sera temps demain de faire le ménage et le point sur cette Bérézina.

L’embauche, c’est à 4 heures lundi. Il pense à Henri. Il a honte de se rassurer à l’idée qu’il n’aura pas vu cette déroute. Il a la rage impuissante, la pire, celle qui fait juste mal mais qui ne peut s’apaiser d’un coup de poing ou en hurlant.
La nuit va être longue.

C’est un très joli jour de mai. Une journée douce et tiède. On peut sortir sans manteau et même chausser des sandales. Les arbres en fleurs sont magnifiques. On peine à se souvenir qu’il faisait un froid mordant trois semaines auparavant.

Il y a beaucoup de monde, remarque Arnaud, c’est bien. C’est gentil. Au moins il fait beau, personne ne sera trempé ni gelé.

Il occupe son esprit comme il peut. Il essaie de se souvenir du nom de ceux qui sont là. Certains le regardent dans les yeux, de loin, un hochement de tête, les lèvres serrées en guise de bonjour. D’autres l’approchent, le serrent dans leurs bras, l’embrassent, lui parlent.
Lui ne sait pas bien ce qu’il faut dire. Merci, merci d’être venu. Il est là sans y être, perdu dans la foule qui se range bien poliment derrière lui, derrière eux. Marianne est là, elle a beaucoup minci et son visage est comme fripé, ses yeux ne regardent personne, elle est enfermée en elle-même. Arnaud tient sa main toute froide. Romain est là aussi. Il remercie et bafouille les mots qu’il faut, excuse ses parents et surveille les opérations. Il tient le coup. Pendant encore quelques heures, il tiendra debout.

La cérémonie sera très simple, c’était un point sur lequel ils avaient été fermes. De la musique, celle qu’ils avaient trouvée dans son Ipod, et des fleurs multicolores.
Pas de couronne, Arnaud avait insisté, pas de couronne surtout, Gilles, dis-leur. Je ne veux rien recevoir de personne.
C’est un très joli jour de mai. Un très joli jour pour enterrer son enfant.

Ça murmure toujours, à un enterrement, c’est la nature humaine, on n’y peut rien. Les gens ne peuvent pas s’empêcher de parler, de commenter, parce que c’est rassurant d’entendre sa voix, c’est qu’on est encore vivant. Alors on papote, le cimetière qui est si agréable, bien entretenu, les allées larges et les tombes propres et fleuries. Et puis Arnaud et Marianne, les pauvres, c’est pas normal de voir son enfant mourir, quand même. Et si jeune ! Il n’était pas marié je crois ? Non non, pas d’enfant non plus. C’est déjà ça.
Tu savais qu’ils ne se parlaient presque plus ? Non, qui ça ? Arnaud et Anthony ? Ah bon ? Oui, à cause de l’émission, tu te rappelles ? Ça, il s’était bien fait avoir Arnaud, sur ce coup-là. Quelle bande de chiens, ceux de la télé. Ben faut pas y aller : quand on sait pas, on fait pas. 

- Regarde, c’est le patron. Il est venu, c’est bien, c’est un signe de respect. Tu parles, saloperie et compagnie. Il en a lourd sur la conscience, c’est de sa faute tout ça.

Gilles et Pierre ne peuvent s’empêcher de faire la grimace en voyant le directeur, le DRH et certains contremaîtres venir serrer la main d’Arnaud, présenter leurs condoléances en quelques mots murmurés. Arnaud ne réagit pas, il sait à peine qui se tient devant eux, Marianne s’est assise, elle ne serre plus aucune main, sourde, muette et aveugle, désormais. Jean-Louis est là aussi, pas loin, discret. Ce livre, mais à quoi bon ? Quelles catastrophes il aura apporté et rien n’aura changé. Ils pensaient réveiller un peu les consciences peut-être. Mais quelle arrogance ils ont eue, quelle prétention. Et un mort. Oh l’article, quelqu’un d’autre l’avait écrit et ça avait fait les gros titres ! Tu penses, un mort, un vrai de vrai, un mort dans l’usine, tiens, là au moins, on s’était intéressé à eux. Quelle chierie. Et tous ces faux-culs qui sont venus pour voir, comme au spectacle, pour en être aussi, des fois qu’ils aient loupé un truc spectaculaire. Quelle bande de salauds. Des charognards.

Il ne jettera pas de fleur sur le cercueil mais une poignée de terre, une terre noire comme la colère et le deuil.

Du coin de l’oeil, il voit le maire et son premier-adjoint, des constructifs, des ralliés, des hypocrites sans conviction qui ne songent avant tout qu’à sauver leurs fesses et les sièges confortables qu’il y a en dessous. Pas un mot quand la direction de la SGDBF avait décidé de suspendre la production pour trois mois, supprimant par là même plusieurs dizaines d’emplois.

Quatre jours plus tôt, quatre jours seulement qui semblent pourtant dater du siècle dernier.

C’était au sortir de la réunion du Comité d’entreprise que la nouvelle s’était répandue à travers la commune. Une sale journée, pluvieuse et froide, sale et grise. Arnaud était sorti furieux comme tous les autres délégués du personnel. Ils avaient quitté la table au bout de vingt minutes, le temps de l’annonce et de constater que rien n’était négociable ni même discutable.

La décision de débrayer avait été prise en à peine une heure, unitaire, consensuelle, un fait rare dans l’histoire des luttes ici où les engueulades entre les différents syndicats fleurissaient plus aisément que les compromis, élections professionnelles obligent. Il fallait savoir se faire mousser dans l’engagement ou dans la souplesse pour se démarquer le moment venu. Ce jour-là, chacun avait conscience que l’instant était grave et les dissensions habituelles n’avaient pas leur place parmi eux.

Il ne restait plus assez de monde sur le site pour organiser une manifestation qui ait belle allure, quarante prolos trempés n’ont jamais impressionné les pouvoirs publics ni les actionnaires. Il fallait les toucher là où ça faisait mal : le fric. Une commande urgente était en cours de fabrication, une grosse commande qui promettait de beaux bénéfices et donc de juteux dividendes. Ça, ça compte. Autour de la table du local syndical, ils optent pour une grève perlée, une heure de débrayage par équipe, il ne faut pas non plus donner les bâtons pour se faire battre. Si le client n’est pas livré, les actionnaires s’en remettraient aisément, pas eux. L’entreprise sera liquidée et on leur collera la faute sur le dos en prime. Le travail devait cesser à midi, dix-huit heures et deux heures le lendemain et ainsi de suite, tous les jours, ralentissant la cadence, réduisant la production. On verrait bien dans un jour ou deux si la direction voulait vraiment la guerre, le blocus total n’est pas exclu des modalités de lutte dans un second temps. Quand il n’y aura plus rien à perdre que la dignité.

Gilles, au téléphone, assure Arnaud du soutien de la confédération qui devrait faire une déclaration nationale sous peu, les chaînes d’info en continu doivent être nourrie, elles tendent leurs micros dès qu’on les sollicite, quitte à laisser leurs “experts” cracher sur les salariés aussitôt après sur le plateau. Il frémit, pense à son propre passage télé, à la détresse de son fils avec qui il n’a toujours pas pu parler vraiment. Anthony est fuyant, sombre, il évite de se trouver seul avec lui, traîne tard le soir au café en compagnie de ses copains, boit plus que de coutume. Arnaud sent son gars miné par ce qu’il s’est passé, honteux de la piètre performance de son père. Il aurait aimé lui expliquer, tenter de lui faire comprendre que ce n’était pas si simple…

Marianne n’a pas eu plus de chance, elle s’emploie à consoler son mari qui n’a pas digéré son humiliation et à courir également après son fils afin d’essayer d’arranger les choses. À part constater son échec sur les deux tableaux, il n’y a pas grand-chose à raconter de sa médiation. Elle est inquiète, jamais l’atmosphère de la maison n’avait été aussi lourde, même lorsque l’inquiétude sur la pérennité de l’usine avait été forte quelques mois plus tôt. La dissension au sein de sa famille lui sape le moral, elle n’a plus de goût à rien, reste la plupart du temps chez elle à attendre son homme ou à briquer des pièces déjà nettoyées.

Un à un, les ouvriers quittent leurs postes, les machines cessent leurs grincements, le bruit infernal se calme lentement dans tous les coins du site de production. Les visages sont tendus, ils savent que c’est leur avenir qui se joue dans les heures à venir. Julien s’essuie la figure d’un chiffon aussi noir que ses mains, il sue d’avoir passé sa matinée à côté des fours.
Daniel, crache par terre, allume une cigarette, la mine sévère, il attend les consignes. Tous se taisent, patientent, Arnaud va monter sur une remorque avec Serge et Christian pour se faire entendre de tous et montrer l’unité syndicale face aux attaques de la direction.

Alors qu’il s’apprête à grimper la première marche du petit escabeau le menant à son estrade de fortune, un grincement puissant et métallique fait tourner la tête à toute l’assistance. Quelqu’un travaille encore !

Arnaud parcourt des yeux la petite assemblée, fouille anxieusement. Il ne manque qu’Anthony, il en certain. C’est lui qui continue à bosser malgré les mots d’ordre. une provocation à son encontre, pas de doute.
- Attendez-moi dix minutes, je monte le chercher. Il n’a pas dû entendre ou fait sa tête de cochon, souffle-t-il à son collègue qui l’interroge du regard. Sans attendre sa réponse, il se précipite dans les escaliers qui mènent aux fours. Son fils n’est pas habilité à travailler seul encore, ce petit con se met en danger par bravade. il va l’entendre !

Haletant, les pieds claquant sur les marches de métal, il aperçoit enfin la silhouette revêtue des protections qui s’affaire près des bacs de coulées. Il crie mais nul ne pourrait l’entendre dans ce vacarme, reprend sa course folle, se liquéfie sous la chaleur qui monte.

Il parvient enfin à attraper le bras de son fils qui sursaute.
- Qu’est-ce que tu fous, hurle Arnaud, furieux.
Anthony ôte la lourde protection qui lui couvre la tête, il est dégoulinant de sueur. Il regarde son père d’un air peu amène.
- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
- T’es pas au courant qu’on débraye ? Tu te fous de ma gueule ? les gars sont tous en bas, il ne manque que toi.
- Je sais, crie le jeune pour couvrir le bruit, je sais et j’en ai rien à foutre. Ça sert à que dalle toutes vos conneries, vous serez bientôt tous chômeurs, alors viens pas m’emmerder. J’ai besoin de thune, je bosse et je me tire d’ici. Va faire ton cirque avec tes copains, on a vu ce que ça donnait à la télé.
- Tu n’as pas le droit de faire ça tout seul, tête de mule. Tu n’es pas qualifié.
- C’est Dartaud qui m’a autorisé, ils ont besoin de la coulée maintenant. C’est pas toi qui commande dans l’usine, c’est lui et je veux pas me faire virer comme vous.

Les doigts toujours crispés sur la manche de la cotte de protection d’Anthony, Arnaud ne sait pas quoi faire, il a envie de l’attraper de force, de l’emmener avec lui, loin de tout ce bazar, de lui demander pardon de n’avoir pas su le protéger, de le retrouver comme lorsqu’il était petit et qu’il l’admirait comme un maître du feu. Il cherche à croiser son regard, sûr qu’il peut le faire revenir à la raison, c’est bien trop dangereux de travailler seul à la coulée, Dartaud est un con d’avoir donné son aval. Tout d’un coup, Arnaud croise l’oeil noir et décidé de son fils, un long regard amer qui le transperce.

D’une forte secousse agacée, Anthony se dégage, part en arrière. Sa semelle heurte un montant métallique, il se sent partir dans le vide. Son père se rue en avant mais il est déjà trop tard, le corps a basculé, s’est fracassé contre les éléments en acier de la structure, a rebondi plusieurs fois et git quelques dix mètres plus bas, inerte.
Arnaud hurle. Le souffle d’Arnaud reste bloqué dans sa poitrine. Incapable d’émettre le moindre son, il sait déjà, il a compris. La chute ne pardonne pas. Le reste n’est plus qu’un long cauchemar.

Le corps de son enfant, ce sont tous les souvenirs de caresses, de joue douce, de cheveux emmêlés. C’est la main qu’on a tenue pour aller à l’école ou chez le médecin, ce sont les jambes aux cicatrices encore visibles des bobos, ce sont les baisers et les câlins, c’est l’odeur de sa peau. Le corps de son enfant c’est un poids qu’on connaît d’instinct, tant on l’a porté, tenu, embrassé. On n’a pas besoin d’ouvrir les yeux pour le reconnaître, il est imprimé pour toujours entre nos bras.

- J’ai pas voulu ça, j’ai pas compris qu’ils feraient ça, je te le jure. Je me suis battu Anthony, je te le jure, j’ai pas été écrasé, c’est pas vrai. J’ai pas voulu ça. Ils ont triché.

Arnaud crie de plus en plus fort, comme s’il tentait de réveiller le garçon endormi tout en bas. Comme s’il avait encore un quelconque pouvoir sur les événements.

Personne, dehors, n’a rien entendu. Impatientés, quelques gars viennent voir ce qui se passe. Arnaud et son fils, tout le monde voit bien que ça merde, mais de la à être un jaune pour foutre la honte à son père, quand même. Ils se figent, subitement tous savent que rien ne saura plus jamais être léger ni frivole. Plus jamais le droit d’être insouciant.

Il n’y aura plus que la pluie, le froid, la tristesse infinie de ceux qui ont perdu ce qu’ils ne pensaient pas pouvoir perdre.

FIN

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