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UN RÊVE

Fiction : UN RÊVE sur Quatre Sans Quatre

UN RÊVE

une nouvelle de Dance Flore


Elle est partie après avoir fait ce rêve. Il le lui ordonnait. Pas le choix. Elle avait envie de se laisser ballotter, de vivre sans décider. Cela faisait déjà quelques années qu'elle était mariée à quelqu'un de gentil et d'attentionné. Un alcoolique parfois repenti. On lui a souvent demandé depuis pourquoi elle était partie et la seule mention de l'alcoolisme suffisait. Elle voyait les regards des gens, leur mine attristée et elle savait qu'elle n'avait pas besoin de leur parler du rêve. Car qui va croire qu'un rêve puisse amener une jeune femme à tout quitter ?

Vivre avec un alcoolique. C'est curieux comme le fait qu'il boive ainsi ne l'a jamais gênée. Elle l'a utilisé comme un bouclier contre ceux qui se montraient curieux d’elle et ils n'insistaient pas. Elle le leur donnait tout de suite comme un os à ronger, elle était tranquille ensuite. Ça répondait par avance à toutes les questions ou bien ça excluait la possiblité qu’on ose en poser.

Elle connaissait son addiction depuis le début et c'était justement ce qui l'avait attendrie et lui avait plu aussi. On ne sait pas quoi dire aux alcooliques parce qu'on est devant une part de nous-mêmes sous-jacente qu'on pense tenir en laisse mais pas très fort et pas toujours très longtemps. On est comme devant un soi-même possible qui effraie. Mais pas elle.

Elle ne buvait pas, pas du tout, jamais. Ça rentrait aussi dans l'équation. Elle était la plus forte, pour une fois. Elle était plus forte que quelqu'un de plus âgé, quelqu'un qui avait un travail, des responsabilités, qui gagnait de l'argent. Ça la valorisait comme rien ne l'avait jusqu'alors valorisée. Et puis la même vieille histoire stupide que se passent les générations de femmes : elle pensait qu'elle serait celle qui réussirait à le guérir. Un petit miracle à elle toute seule. Comble de l'idiotie. Ce n'est même pas de l'amour, ça, rien que de la vanité imbécile. Une outrecuidance de jeune femme.

Il buvait gentiment, sans brutalité, lentement, ça se remarquait à peine. Elle avait appris à compter les verres à son teint plus pâle, à ses yeux plus brillants, à sa soudaine et inlassable envie de parler, de se confier. C'est ça aussi. Étancher sa soif permet d'épancher son cœur, et c'était tout entier qu'il se donnait quand il avait bu, sans mesure, sans plus rien retenir. Il avait vraiment besoin d'elle, comme personne avant. Alors elle avait gobé l'appât et l'hameçon.

Elle avait honte quand il forçait les autres à boire aussi, quand il devenait ridicule, quand il fallait le ramener à la maison. Mais elle l'aimait pour sa faiblesse, parce qu'il lui appartenait comme jamais à ce moment-là. Ils n'en parlaient pas. Quand ça devenait trop voyant, elle partait à la recherche des bouteilles cachées un peu partout dans la maison et puis elle les remettait où elle les avait trouvées. Son secret lui appartenait. À elle seule. C'était à elle de décider de le ridiculiser, de l'humilier en rassemblant toutes ces bouteilles en un tas grotesque et accusateur ou non. Le simple fait d'avoir le choix était délicieux et vertigineux. Elle s'y laissait aller honteusement.

Son emprise sur lui était d'autant plus grande qu'elle ne disait rien, qu'elle ne lui reprochait rien, qu'elle faisait comme si tout cela n'existait pas. Plus il buvait et plus elle grandissait. Il l'avait connue minuscule et l'avait arrachée à son existence d'insecte. Quand elle l'avait rencontré, elle ne savait pas comment vivre avec les autres, elle était sans cesse sur le qui-vive, agressive et malheureuse, somnambule - délirante par moment - seule et totalement perdue. Il lui avait tout appris patiemment. À vivre autrement qu'en animal traqué. À cesser de se jeter sur la nourriture en prévision des jours sans pain. À être amie avec quelqu'un. A dire merci sans peur d’être redevable et insolvable en gratitude. À dormir sans laisser la radio et la lumière toute la nuit et sans sucer son pouce. Elle apprenait à devenir quelqu’un, tous les jours, grâce à lui. Elle se calmait, elle ne crachait plus sur personne, elle ne se jetait plus sur personne, elle ne volait plus rien. Elle pouvait marcher dans la rue et supporter qu'on la regarde, qu'on la salue même, sans décamper à toute vitesse, tremblante. Tout ça, elle le lui devait. Encore.

Il acceptait tout d'elle, elle acceptait tout de lui. C'était la dernière chance pour lui, c'était la première chance pour elle. Ses yeux s'ouvraient sur elle-même, elle se découvrait. Elle prenait des forces, elle se construisait lentement. Elle comprenait qu'elle pouvait être liée à quelqu'un non par force ou par malchance mais par choix. À un être vulnérable et patient qui faisait d'elle le centre de son univers.

Puis le rêve lui est venu.

Elle marchait sur des toits en enfilade. Des toits de tuiles dans les tons jaune orangé comme dans le sud de la France. Elle pouvait passer d'une maison à l'autre sans avoir à sauter et elle brisait les tuiles en marchant dessus, elle se souvient du bruit et de la sensation sous ses pieds de ces tuiles brisées. Elle avait peur de tomber mais elle avançait et se demandait combien de temps il lui restait avant qu'on s'aperçoive de sa présence incongrue. Il faisait beau, elle voyait un paysage au loin en bleu, vert et gris, très joli, quelque chose qui l'exaltait et l'atteignait très profondément, elle n'aurait su dire pourquoi. Elle réussit à s'introduire dans une maison en passant par une fenêtre, les façades étaient blanches et les murs intérieurs aussi. On se serait cru dans une église : peu de meubles, un air de fraîcheur et de pureté absolus. Le silence.

Elle suit un long couloir très blanc dont la sinuosité l'empêche de voir vers quoi il mène. Il n'y a de la place que pour une personne et elle se demande comment elle ferait si elle rencontrait quelqu'un mais tout est absolument désert et silencieux. Elle entre ensuite dans une chambre blanche dont la forme est étonnement celle d'un triangle, l'angle le plus pointu étant dirigé vers une petite fenêtre qui ne semble pas s'ouvrir. Le plafond est immense et malgré la petitesse de la chambre, elle a l'impression d'être dans une nef. Elle regarde autour d’elle et s'aperçoit tout d'un coup qu'il y a un lit et que quelqu'un y dort.

Elle s'approche et elle se rend compte que c'est son mari. Il y a, sur une petite table ronde et rouge, une coupelle dans laquelle se trouve un poignard au manche fantaisie ornementé dans le style oriental. Elle le saisit et tue son mari.

Elle s'est réveillée en sachant qu’elle allait bientôt partir. Vivre légère comme une plume. Sans rien décider. Sans avoir un autre qu’elle-même dans sa vie. Personne avec qui composer.

Elle est partie c'est vrai, vêtue de sa veste de mariage blanche, avec une valise et 600 francs. Elle n'a rien pu expliquer et il a longtemps cru qu'elle reviendrait vite mais non. Rien ne l'a jamais ramenée. Elle se souvient comme d'un moment de bonheur extraordinaire le voyage en train : elle regardait les autres en se disant que personne ne se doutait de ce qu'elle vivait, qu'elle était enfin grande et libre, une libellule sortie de sa gangue. C'était drôle et elle se voyait dans le reflet des vitres toute souriante, au bord de l'éclat de rire. La lumière, ce jour-là, ne nimbait qu'elle. Il lui arrive d'en être encore réchauffée.

Il lui a fallu des années pour qu'elle comprenne ce qu'elle avait fait.

Ce qu'elle lui avait fait.


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photo : Pixabay

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