Interview :
Natalia Moret, auteure de Un fils de pub aux abois

Publié par Psycho-Pat le 18/02/2015
photo : Natalia Moret
Interview exclusive : Natalia Moret, auteure de Un fils de pub aux abois
Buenos Aires, la nuit, la fête, la coke, la folie, le fric, les truands...et du talent!
Un fils de pub aux abois, vous vous souvenez ? Ce roman écrit à 200 à l'heure par Natalia Moret, paru l'année dernière aux éditions La Dernière Goutte, qui narre les aventures dingues d'un jeune loup du capitalisme argentin à travers une Buenos Aires loin des dépliants des agences de voyage. Entre des monceaux de cocaïne, des truands hauts en couleur, la folie du héros, l'auteure peint un tableau hyper réaliste et speed de la capitale argentine, moderne, clivée socialement mais séduisante en diable.
La jeune génération d'auteurs argentins commencent à prendre toute la place qu'elle mérite dans le paysage du polar et des romans noirs urbains. Une société comparable économiquement à la nôtre plus quelques spécificités locales, pas uniquement folkloriques. Il y a un univers fascinant à découvrir, même sans pampa, gauchos et militaires fascistes, l'Argentine a tout pour nous passionner et, ses jeunes écrivains, un talent particulier pour nous la faire aimer.
Natalia Moret a très gentiment accepté cette interview exclusive pour Quatre Sans Quatre, elle nous livre quelques réflexions sur son livre, son pays, la littérature noire sud-américaine, le féminisme et son actualité. Merci infiniment à elle, à Christophe Sedierta, des éditions La Dernière Goutte qui a rendu cet entretien possible, et à Frédéric Gross-Quelen pour une traduction aussi rapide que talentueuse.
Info de dernière minute : Un fils de pub aux abois est en cours d'adaptation cinématographique, le tournage est sur le point de commencer...
Comment êtes-vous venu à l'écriture d'Un fils de pub aux abois ? Le déclencheur...
Plusieurs éléments très divers se sont imbriqués les uns dans les autres. D’une part, j’avais en tête cette « idée » d’un paranoïaque qui finit par voir ses délires de persécutions, ses monstres devenir réalité. Et d’autre part, j’avais envie d’écrire avec une voix d’homme, car je sentais que ça me permettrait de sortir de moi-même, d’une narration trop rivée en moi, et de découvrir dans cette mise à distance quelque chose de vrai. Je fais miens les mots d’Oscar Wilde : « Un homme est toujours moins sincère lorsqu’il parle en son nom : donnez-lui un masque, et il dira la vérité. »
Quels sont vos auteurs référence, ceux qui vous ont donné envie d'écrire des romans noirs ?
Mes références sont les Nord-Américains avant tout, ceux qui ont inventé le roman noir. Hammet, Chandler, Jim Thompson. Thompson surtout. Je l’ai dévoré. J’étais époustouflée par ses personnages, son style, un peu sale, toujours à la première personne, mais sans prendre le point de vue du détective, de celui qui mène l’enquête ; bien souvent, c’était plutôt la voix du psychopathe, de l’assassin. Il y avait dans l’univers de Thompson comme une forte présence. Autre référence majeure : Fogwill, un auteur argentin.
Un personnage essentiel, c'est Buenos Aires qui est parcourue en tous sens. Une fois le roman lu, je me demande toujours si vous aimez ou si vous détestez cette ville et tous ces aspects si différents?
Je n’ai jamais vécu, ni même eu l’occasion de vivre ailleurs. Buenos Aires, c’est ma ville. J’y suis dans mon élément, je l’aime comme j’aime ma famille et mes amis, et comme ils m’aiment, eux : pour le meilleur et pour le pire.
Javier est endetté, il doit une grosse somme d'argent à des gens louches – Il ne sait d'ailleurs pas trop qui - c'est un peu la situation de l'Argentine qui est assiégée par les fonds vautours. Nous pouvons y voir un parallèle ? Le roi du plastique serait alors également une allégorie des financiers qui mettent en péril la reprise économique du pays.
Je n’avais pas vu les choses ainsi, mais c’est une interprétation séduisante. Quand j’ai créé le personnage de Federico, je voulais qu’il soit la figure emblématique d’une classe sociale : les hommes d’affaire qui ont un rôle politique actif, mais pas assez important pour parvenir à consolider leur pouvoir (le pouvoir économique et la classe politique sont les deux visages d’un même phénomène) ; ces hommes d’affaire se lancent dans la politique moins par appétit de pouvoir que pour suivre le mouvement et avec une bonne dose de narcissisme, d’égotisme. Ils ont l’argent, ils veulent la gloire, créer leur personnage public.
Quand j’écrivais le personnage de Javier, je pensais au groupe auquel j’appartenais, la classe moyenne aisée, avec son progressisme hypocrite. À ceci près que chez Javier, il n’y a aucune trace de ce politiquement correct qui caractérise le progressisme. Ça ne tient pas seulement au caractère du personnage, mais c’est parce que le roman est écrit à la première personne et que tout ce qui s’y passe – c’est aussi l’un des principaux sujets de l’histoire – se passe dans sa tête. Nous voyons à travers ses yeux et sa voix, et c’est une voix qui, certes, peut parfois s’avérer trompeuse, ou déroutante, mais qui ne ment jamais.
Il est très infantile, manque de maturité affective, est capricieux, instable, égoïste, inconscient. Est-ce que ce ne sont pas ces défauts qui lui permettent d'avancer ?
Je crois bien, oui. D’après l’idée qu’il se fait de la réussite, Javier réussit, et ce qu’il parvient à faire, il y parvient grâce à ses « vertus ».
Les femmes de votre livre sont relativement absentes des décisions. Elles intriguent dans l'ombre mais n'ont que peu la parole. Par contre, ce sont elles qui débloquent radicalement les situations figées, qui ont le dernier mot, c'est paradoxal, non ?
Pas tant que ça. Il me semble qu’en dépit de tous les changements que le féminisme a apportés aux femmes, nous vivons encore dans un monde où l’homme (entendu comme le masculin) conquiert l’espace public, tandis que la femme (entendue comme le féminin) domine l’espace privé. Je ne suis pas en train de dire que c’est quelque chose qui me plaît, ou qui me déplaît ; mais c’est, je crois, un simple état des lieux à des années-lumière des bonnes intentions et des belles idées que nous pouvons avoir sur ce qui devrait être. Et les intrigues se trament toujours dans l’espace de l’intimité, relèvent du domaine de ce qui reste dans l’ombre mais affleure – et influe – à la surface, dans l’espace public. Dans la littérature, rien n’est jamais comme cela en a l’air, et dans mon roman, ce lieu – celui de « l’être », la structure – est l’affaire du féminin : les femmes avancent masquées. Quant au « paraître », c’est l’espace du masculin : les hommes étalent leur ego, leur ambition et leurs fragilités sur la place publique.
La cocaïne et l'alcool sont partout. Tout le monde sniffe et boit dans votre roman, c'est même le seul élément qui relie entre elles les différentes couches de la société de Buenos Aires, le seul point de rencontre entre riches et pauvres. C'est propre à votre récit ou une réalité sociale dans le pays ?
Je crois que c’est dans le roman de Beigbeder, 99 francs, qu’on trouve quelque chose comme : « La différence entre les riches et les pauvres, c’est que les riches vendent leurs chaussures pour acheter de la drogue, alors que les pauvres vendent de la drogue pour s’acheter des chaussures ». Dans une situation à sens unique comme celle-là, je crois que les drogues – tant qu’elles sont illégales – peuvent mener à fonctionner comme un « link » entre les différentes classes sociales, comme une représentation de l’argent. Quand je dis « link », je ne pense à aucune communion affective, pas même un point de rencontre, mais plutôt un lieu de transaction, une frontière où l’argent opère comme un traducteur entre celui qui cherche et celui qui détient ce que l’autre cherche. Il y a le monde tel que nous le voyons, et il y a le monde réel, celui qui fait que le monde tel que nous le voyons fonctionne comme il fonctionne : c’est l’espace de tous les trafics qu’on peut imaginer, celui de l’illégalité, de ce qui ne se dit pas, ne se fait pas en public, les perversions, les malversations, tout ce qui est complètement inadmissible, indicible, impensable. C’est un lieu qui abolit les distinctions de classes, où nous sommes tous sur un pied d’égalité, et où tout peut arriver, tout est possible si on a les moyens. Même si elles restent illégales, les drogues continueront à faire partie de cette vie souterraine, permettant la « rencontre » entre riches et pauvres. Si elles étaient légales, vous pensez qu’un gamin de Palermo (NdT : quartier chic de Buenos Aires) irait dans un coin paumé pour s’en procurer ?
Quel est la place et la santé du thriller ou roman noir en Argentine aujourd'hui ?
Il sort beaucoup de polars ou de romans noirs. Deux festivals exclusivement consacrés au genre (un à Buenos Aires, l’autre à Mar del Plata) ont lieu chaque année. Oui, on peut le dire, au cours des dernières années, ce type de littérature a fait son chemin et a gagné en visibilité, surtout auprès d’un public plus jeune.
Aurons-nous bientôt le plaisir de lire un nouveau Natalia Moret ?
Je travaille à un roman qui est presque achevé, mais ma fille vient de naître et je ne cesse de réorganiser mon travail, de courir après le temps, de trouver des occasions. Mais oui, il y aura un nouveau livre d’ici quelque temps, dans peu de temps j’espère.
Bonus Musique
Non contente de répondre à nos questions, Natalia nous a livré quelques unes de ses musiques pour accompagner la lecture de cet entretien ou pour vous convaincre de plonger dans l'atmosphère unique d'Un fils de pub aux abois si ce n'est déjà fait. N'hésitez pas à foncer avec Javier à travers la nuit glauque et fantasmée de Buenos Aires.
Un fils de pub aux abois – Natalia Moret – La dernière goutte – 440 p. 2ème trimestre 2014
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Marianne Millon