L'interview de Sophie Bastide-Foltz, traductrice

Publié par Patrick le 20/05/2014
photo : Sophie Bastide-Foltz
Il y a des personnages importants de votre vie que vous ne connaissez pas ou peu. Et pourtant ils ont une influence considérable sur votre culture, sur vos pensées et votre mode de vie si nous posons que ceux-ci découlent, au moins en partie, de vos lectures : les traducteurs ou traductrices !
Méconnus, souvent évoqués sous la triviale analogie « traducteur/traître », ils nous permettent à nous, pauvres monolingues, certes distingués, mais tout à fait inaptes à entendre un ouvrage en un autre langage que le nôtre, d'entrer en contact avec des cultures, des auteurs, des pensées que nous n'aurions jamais pu côtoyer sans eux.
Pas de Mishima, de Kawabata, de Kant, de Nietzsche, pas de Ginsberg, de Hermann Hesse, de Jack Kerouac, de Chester Himes ou tant d'autres, ceux qui m'ont construit et m'accompagnent encore, qui m'ont fait rêver, fait connaître le monde et ses turpitudes ou ses raffinements.
C'est pourquoi je suis particulièrement reconnaissant à Sophie Bastide-Foltz, traductrice de Je suis Pilgrim, d'avoir accepté de nous parler de son métier difficile et pris sur son temps pour nous éclairer sur quelques aspects de celui-ci.
Amis blogueurs, pensez à citer le traducteur ou la traductrice du livre que vous chroniquez. Sans lui ou elle, vous n'y auriez peut-être pas eu accès. Il suffit de survoler une page traduite par un ordinateur pour se convaincre que, pour longtemps encore, et c'est tant mieux, il y aura un être humain qui se torturera l'esprit à respecter au plus près le texte tout en le rendant accessible aux idiomes les plus divers, à peiner sur des jeux de mots improbables et des nuances linguistiques ardues ou carrément intraduisibles, à chercher des équivalences qui respectent la pensée. Bref, à faire leur métier avec passion, merci à eux/elles!
Comment devient on traducteur/trice ? Quel est le parcours qui vous a conduit à cette activité ?
Il y a deux voies pour y parvenir : Soit on fait des études de langue puis une spécialisation en traduction littéraire, soit on y arrive par amour de la littérature, ce qui fut mon cas.
J'avais vécu cinq ans aux Etats Unis, ce qui m'avait donné une certaine maîtrise de la langue anglaise et quand je suis revenue en France, ayant été l'assistante de Frédéric de Towarnicki, journaliste, et écrivain, j'ai tenté ma chance auprès d'un éditeur. J'ai obtenu de traduire un premier livre très journalistique, puis un roman canadien. Ensuite les choses se sont enchaînées.
Vous traduisez des livres en anglais mais votre travail est inséparable de la culture d'origine de l'auteur, les idiotismes ou particularismes présents dans son texte.
Entre le livre d'un auteur anglais, australien ou américain, voire dans ce cas, du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, il y a des différences énormes.
Comment vous imprégnez vous de cette partie invisible de l’œuvre?
J'ai en effet traduit des anglo-saxons de différents pays, ou des anglophones comme les Indiens, les Pakistanais ou les Bhoutanais. Et c'est chaque fois une découverte. L'auteur vous plonge dans un monde qu'on ne connaît pas toujours.
Il faut beaucoup se documenter, parfois même faire appel à des amis, des professionnels, des gens du cru, qui peuvent vous apporter leur concours. L'important, c'est de toujours laisser une place au doute.
Il faut toujours vérifier, vérifier, et encore vérifier qu'on a bien interprété le texte. Avec l'expérience, cela devient évidemment plus facile. On "sent" les difficultés, les pièges.
J'ai adoré ce poème de Yves Bonnefoy, lui même traducteur qui a écrit :
...Et alors un jour vint
Où j'entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L'évocation de Ruth "when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn".
Or, de ces mots
Je n'avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l'enfance,
Je n'ai eu qu'à le reconnaître, et à l'aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.
Avez vous le choix des livres sur lesquels vous intervenez? Quelles conditions vous sont essentielles pour travailler sur un texte?
Oui, j'ai le choix. On me propose et je dis oui, ou non. La seule condition pour moi étant que je me sente capable de le traduire.
Je n'accepte pas que des livres que j'aime, (il faut bien vivre), mais j'ai la chance, après trente ans de métier, d'être très sollicitée et je peux choisir ceux qui me plaisent le plus.
J'imagine que des négociations doivent se mener entre auteur et traductrice sur des passages qui doivent être plus interprétés que traduit littéralement ou qui nécessitent une adaptation pour être compréhensible? Le lien de confiance doit être capital avec l'auteur ...
Non, en ce qui me concerne, il n'y a pas de "négociation". Je suis ravie de traduire des auteurs encore vivants, car, en effet, dès que j'ai un doute, je peux leur demander de m'éclairer, ce que tous font très volontiers.
Mais au bout du compte, c'est moi qui décide. A partir du moment où l'éditeur envoie son contrat, il fait confiance au traducteur. Il y a une éthique de la traduction.
Quelle est la plus grosse difficulté que vous ayez rencontrée sur un livre comme Je suis Pilgrim par exemple ? Le passage particulièrement retors ?
Dans les romans, le plus difficile pour moi, ce sont souvent les poèmes qui y sont parfois insérés. Je ne suis pas poète et je pense qu'il faut l'être pour traduire de la poésie. Sinon, il n'y a pas de passage particulièrement retors; il y a des styles plus ou moins difficiles à traduire, des sujets que je connais mal et sur lesquels il faut que je me documente, ce qui exige beaucoup de temps, parfois.
Pour The American, j'avais dû tout apprendre des armes de poing. Pour Je suis Pilgrim, j'ai dû me familiariser avec quelques rudiments de biochimie... les interceptions de la NSA... la géographie de L'Hindu Kush, entre autre. On apprend énormément en traduisant.
Un texte pareil, dense, millimétré de près de 650 pages représente combien de mois de travail ?
Y a t'il une corrélation directe entre le nombre de pages et le temps de traduction ou cela est il très dépendant du contenu et des difficultés du texte?
Il y a évidemment un corrélation, mais on traduit beaucoup plus vite un livre de 650 pages au style efficace et dépouillé, sans prétention littéraire, qu'un livre de trois cents pages plein de descriptions et d'états d'âmes, surtout s'il y a un style particulier qu'il faut tenter de rendre en français.
Je Suis Pilgrim fut traduit en six mois environ. Mais j'aurais aimé avoir plus de temps. Il est toujours bon, quand on a fini une traduction, de la laisser reposer quelques semaines pour en faire une dernière relecture avant de la rendre à l'éditeur. Pour avoir un peu de recul. Ce qui devient rarissime, car les éditeurs vous donnent des délais de plus en plus courts.
Pensez vous que les traducteurs/trices manquent de reconnaissance aujourd'hui ? Ils ne sont que peu mis en avant par les éditeurs.
Oui, c'est une évidence. Il serait bon qu'ils soient au moins cités, ce qui n'est pas toujours le cas, loin de là. J'entends parfois lire un passage d'un livre traduit à la radio, les journalistes faire des compliments dithyrambiques sur le style, en oubliant totalement qu'un traducteur est passé par là, en omettant même parfois de le citer.
Cela étant, je ne conseille pas ce métier aux gens qui ont un grand besoin de reconnaissance... ou de contacts sociaux. C'est un métier de l'ombre, très solitaire. Ce qui, à moi, me convient parfaitement.
Quel est le prochain ouvrage sur le métier ? Ou peut-être avez vous envie d'écrire vous-même quelque chose qui sera un jour traduit en anglais;-)
Le prochain livre à paraître, chez Actes Noir s'appelle Save Yourself, de Kelly Braffet (excellent jeune écrivain et, accessoirement, belle fille de Stephen King. Il y a cinq écrivains dans la famille). C'est le roman d'une certaine jeune génération américaine des environs de Pittsburgh. C'est noir, mais très fort. Je me régale à la traduire.
Puis, dans un tout autre genre, je viens de signer un livre de voyage en Egypte, sur les traces de la Sainte Famille fuyant Hérode pour les Editions Hozhoni, un tout nouvel éditeur. Je vais encore apprendre plein de choses ! Pour ce qui est d'écrire moi-même, c'est une question qu'on me pose souvent et à laquelle je réponds toujours ceci.
Si j'étais écrivain, j'écrirais. Savoir bien écrire ne suffit pas. Il faut avoir de l'imagination, savoir raconter une histoire, la structurer. Ce n'est pas mon cas. Je suis parfaitement à ma place en tant que traductrice. Pour le moment...
Merci encore Sophie, un petit morceau de Bill Evans avant de se quitter, pour le plaisir
Je suis Pilgrim – Terry Hayes – Jean-Claude Lattès – 642 p. avril 2014
Traduit de l'anglais par Sophie Bastide-Foltz