Roman Graphique :
BELLA CIAO de Baru

Publié par Psycho-Pat le 26/11/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Bella ciao, c’est un chant de révolte, devenu un hymne à la résistance dans le monde entier…
En s’appropriant le titre de ce chant pour en faire celui de son récit, en mêlant saga familiale et fiction, réalité factuelle et historique, tragédie et comédie, Baru nous raconte une histoire populaire de l’immigration italienne.
Bella ciao, c’est pour lui une tentative de répondre à la question brûlante de notre temps : celle du prix que doit payer un étranger pour cesser de l’être, et devenir transparent dans la société française. L’étranger, ici, est italien.
Mais peut-on douter de l’universalité de la question ?
L’avis de Quatre Sans Quatre
17 août 1893, aux environs d’Aigues-Mortes, se déroule le dernier pogrom « officiel » d’ouvriers italiens des salins. Dix morts, massacrés par une foule de « trimards », rendue folle par les rumeurs de « privilèges » dont jouiraient les « Macaronis » par rapport aux travailleurs français. Les trimards sont des saisonniers, vagabonds allant de ville en ville proposer leurs bras, peut-être moins enclins à se casser le dos et les mains que les Ritals qui jouaient leur survie tous les jours. La rumeur de paie plus importante pour les étrangers fait monter la fièvre, les soupçons de favoritisme, d’avantages indus, bref Les mêmes idioties que celles proférées par les partis d’extrême-droite aujourd’hui. Ces gens-là n’ont pas progressé d’un pouce en près d’un siècle et demi. Il aura alors suffi de quelques meneurs pour enflammer les esprits...
C’est sur cet événement, aussi dramatique qu’historique, que s’ouvre le roman graphique de Baru...
La tragédie y est développée sur près de quarante pages, tant le contexte que l’attaque en elle-même et l’absence totale de sanction qui suivit la mort des dix ouvriers italiens. L’embuscade, les gendarmes débordés, la fuite impossible... L’enchaînement des faits est superbement rendu, les dessins, précis, tout de gris et blanc, fonctionnent tel un film d’époque et rendent toute l’intensité du lynchage, la tension, la rage ou la peur habitant les protagonistes.
Après ce terrible épisode, dans un ordre chronologique très aléatoire, suivent les souvenirs de Teodorico Martini, cadre chargé du démantèlement d’une usine de l’est de la France, fils d’immigrés italiens, qui décide, au soir de l’achèvement de sa mission, de tenir un carnet contenant ses mémoires.
Bella Ciao qui a donné le titre de l’album y est l’objet d’une âpre discussion familiale, une engueulade sympatique, autour d’une tablée sur laquelle les verres ne restent pas longtemps vides. Baru nous apprend tout sur cette chanson, présentée comme l’hymne de la résistance au fascisme, ce qui est loin d’être évident. Comme toujours, la rumeur, et la publicité, ont fait leur œuvre et l’auteur remet les choses en ordre avec beaucoup d’humour et quelques renseignements passionnants...
Une idée ou un souvenir en entraînant un autre, on peut voir les recruteurs de Mussolini venir chercher de la chair à canon parmi les exilés, ses partisans, en France, faire du prosélytisme, la guerre d’Espagne et l’engagement des Italiens dans les Brigades internationales sont évoquées, mais aussi la vie quotidienne, les fringues, les crises industrielles, économiques, la dure vie des immigrés qui doivent peu à peu effacer leur mode de vie, leurs souvenirs pour les plus anciens, afin de devenir acceptables, tolérés, sinon accueillis. Le lecteur assiste à cette dissolution de la culture, à son effacement qui est le prix à payer pour pouvoir être considéré comme un bon migrant.
Bella Ciao est un superbe travail, aux dessins magnifiques, les portraits sont saisissants et les planches sur la ratonnade d’Aigues-Mortes criantes de vérité. Le trait tranchant comme le propos donne corps aux histoires de Teodorico, l’alternance colorisation/noir et blanc sépare les époques de ce récit arrivant pêle-mêle comme fonctionne la mémoire...
Très beau roman graphique sur l’immigration italienne en France, une suite d’anecdotes, tantôt tragiques, tantôt drôles, émouvantes ou cocasses, plus d’un siècle d’histoire d’une famille ballotée par les événements et, parfois, le rejet. Combien de temps faut-il payer son altérité ?
Notice bio
Hervé Baruela, alias Baru, est né en 1947 et vit près de Nancy. Un temps prof de gym, avant de devenir enseignant à l’École supérieur d’art de Lorraine, à Metz, il publie sa première bande dessinée en 1984, Quéquette Blues, Les Années Spoutnik (1999) sur sa jeunesse dans une cité, puis, entre autres, chez Futuropolis : Fais péter les basses, Bruno ! (2010), Vive la classe (2011) ou The Four Roses (2015 - avec Jano).
La musique du livre
Deux versions de Bella Ciao : celle, mondialement connue qui aurait été le chant des partisans communistes italiens, je vous laisse découvrir ce qu’il en est dans le livre, et l’autre, plus ancienne, venant des rizières, sorte de blues chanté par les femmes y travaillant : les mondanes.
Enfin, une musique klezmer, enregistrée plusieurs fois à New York, entre 1910 et 1920, par un accordéoniste immigré d’Odessa aux États-Unis, Mishka Ziganoff, dont la mélodie ressemble étrangement à celle de Bella Ciao...
Figurent aussi les paroles de l’hymne fasciste italiens, chanté par des enfants revenant de colonie de vacances.
Bella Ciao version « partisans »
Giovanna Daffini - Bella Ciao
Mishka Ziganoff - Oi oi di Koilen
Jimi Hendrix - Purple Haze
BELLA CIAO (uno) - Baru - Éditions Futuropolis - 130 p. septembre 2020
Toutes les illustrations sont extraites de l'oeuvre avec l'aimable autorisation des éditions Futuropolis