Roman graphique :
MOI, FOU d'Antonio Altarriba et Keko

Publié par Dance Flore le 06/11/2018
Le duo
Antonio Altaribba a été professeur de littérature française à l’Université Basque de Vitoria, il est maintenant scénariste et les BD dont il a écrit le scénario figurent plusieurs fois dans le palmarès des 25 meilleures BD du XXIème siècle d’El Païs. On le connaît pour L’Art de voler, qui a obtenu le prix national de la bande dessinée, illustré par Kim et publié en 2009, qui parle de la vie de son père et de l’histoire troublée de l’Espagne.
Keko est un dessinateur et scénariste madrilène auteur de plusieurs albums remarqués.
Le duo a remporté le Grand Prix de la critique ABCD en 2015 pour le premier tome de sa Trilogie du Moi avec Moi, assassin, qui questionnait l’imposture morale et artistique.
Le récit
Angel Molinos est un écrivain qui ne peut plus écrire. Plus de sève. Il a renoncé d’ailleurs et, docteur en psychologie, travaille maintenant pour OTRAMENT, Observatoire des Troubles Mentaux, un centre de recherche partenaire des laboratoires Pfizin de Houston.
Pfizin est constamment en train de rechercher de nouvelles molécules qu’elle teste sur des cobayes humains, les meilleurs sont les « irrécupérables » et «non réclamables » qui offrent, en plus du champ expérimental, la certitude de ne pas devoir faire face à des ennuis judiciaires. L’alliance Pfizin et OTRAMENT est extrêmement profitable et assure une grande puissance à leurs dirigeants : OTRAMENT identifie de nouveaux profils psychologiques pathologiques et Pfizin élabore de nouveaux médicaments hyper ciblés.
Ritiphobie, aporophobie, hypographie, frottisme, nomophobie, quantiphrénie … choisissez, il y en a forcément une pour vous ! Et Pfizin vous en débarrassera !
Le travail de Molinos est précisément de transformer ce qui n’est qu’un comportement normal en une pathologie indésirable, et c’est magnifique ce que ça ouvre comme horizons lucratifs à son patron, Martin Sanchez, un type à la dégaine décontractée, qui aime observer les animaux sauvages avec des jumelles par les baies vitrées de son bureau, et porte sa casquette à l’envers, façon rappeur de luxe et se montre féru d’art moderne.
Il se fait appeler par son prénom par ses employés, délivre des messages emprunts de l’espèce de philosophie contenue dans les livres de développement personnel vendus un peu partout. Appartenant à la catégorie des écologistes qui n’hésitent pas à utiliser des hélicoptères pour mieux célébrer les beautés de la nature, il met ses apparitions dans ses congrès en scène d’une façon qui aurait rendu jaloux Johnny Hallyday.
Molinos vit une crise personnelle, il est la proie de cauchemars terrifiants – cela faisait quarante ans qu’ils n’en avait plus - qui ont souvent à voir avec son passé, lourd et traumatique s’il en est. Il a eu, adolescent, une liaison avec un garçon qui a renoncé à toute vie sexuelle puisqu’il est devenu moine. Angel, lui, se définit comme, apotisexuel, c’est-à-dire qui a horreur du sexe, et n’a jamais eu d’autre partenaire qu’Aitor, mais, contrairement à lui, il n’a jamais fait la paix avec son passé d’enfant victime de viol de la part de son père, désormais victime d’Alzheimer. Impossible d’en parler donc, ni avec son père ni avec personne. Sa mère s’est toujours réfugiée dans le déni et son frère avec qui il ne garde aucun contact, beaucoup plus jeune que lui, ne lui est d’aucune aide.
La question du sexe est capitale. Angel se sent totalement émasculé, comme le montre clairement un de ses cauchemars qui suit une scène extrêmement angoissante de tentative de séduction de la part d’une de ses collègues qui s’offre, nue, à lui et qu’il repousse avec un sentiment proche de la terreur.
Petit à petit, Angel se rend compte que son métier et son grand intérêt pour la psychologie découlent de son enfance traumatique. Il s’en venge en créant des troubles mentaux là où il n’y a que comportement normal, ainsi la vaste majorité des êtres humains se trouve considérée comme malade, donc nécessitant un traitement. Il n’y a plus de place pour la notion de choix, ou même pour la liberté de s’écarter d’une norme qui n’est jamais clairement définie. Le nombre de maladies mentales répertoriées ne cesse d’enfler, créant ainsi l’impression que les gens adoptent des comportements pathologiques de plus en plus fréquemment. Est-ce la société qui les rend fous ? Dans quelle mesure sont-ils une menace pour les autres et pour eux-mêmes ? Quelles sont les idéologies à l’oeuvre derrière ces nombres ? Et jusqu’où est-il légitime d’aller pour les soigner, si ce mot veut dire autre chose que les enfermer dans une camisole chimique dont les règles éthiques et morales restent à définir. Participer à ces soins presque punitifs lui permet d’assouvir son besoin de vengeance, sans qu’il en ait pris pleinement conscience jusque là.
Ce qui va précipiter les choses, c’est la rencontre avec son collègue Narciso Hoyos, qui étudie les fanopathies, entre autres, et qui s’ouvre à Angel de ses doutes quant à la légitimité de leur travail : il a le sentiment qu’il s’agit surtout de s’enrichir sur le dos de pseudo-malades qu’on bourre de benzodiazépines et autres substances sans aucun autre désir qu’accroître son chiffre d’affaire en rendant les gens accros aux médicaments. Bien sûr, c’est logique : fausses maladies, vrais psychotropes et l’assurance éternelle d’un maximum de fric. Narciso, qui se dit menacé – il a reçu un pluvier mort par la poste - lui confie un dossier contenant des révélations sur les dessous pas très nets des sociétés OTRAMENT et Pfizin : de la dynamite qui peut tout faire exploser…
« Pour Narciso, c’est clair… L’industrie pharmaceutique invente des maladies, pathologise des comportements pour vendre plus… La santé mentale de la population ne doit pas être une entrave aux affaires. »
Angel est de plus en plus angoissé, conscient des dangers auxquels il s’expose potentiellement -il faut dire que le siège d’OTRAMENT surveille tous et toutes sans cesse, et aussi de la charge qui pèse sur lui, surtout quand il reçoit par la poste une main… celle de Narciso, proprement coupée au niveau du poignet. Il la reconnaîtrait entre mille, elle a la particularité d’être ornée d’une tache de naissance jaune citron.
Parallèlement, et pour ajouter à ses angoisses mais également à sa détermination, sa cheffe Beatriz Mellado lui propose de s’allier à elle pour détrôner Martin Sanchez lors de la grande réunion des dirigeants qui va présenter, entre autres, les nouvelles trouvailles d’OTRAMENT, prévue à Paris et qui devrait en jeter plein les yeux, avec Jeff Koons pour le décor et des surprises en tous genres mais pas du goût de tous... pas du meilleur goût, pour tout dire.
Angel, c’est celui qui se bat contre les moulins, comme son nom de famille le souligne, c’est-à-dire contre l’asservissement de la société à la toute puissance de ceux qui font profession de prendre soin de nous alors qu’ils nous réduisent à merci. Les maladies mentales que Molinos a lui-même contribué à nomenclaturer n’en sont évidemment pas, mais il faut bien les créer de toutes pièces si on veut parvenir à vendre des médicaments ! Question on ne peut plus actuelle, on reconnaît les travers de notre temps qui médicalise à outrance et qui tend à vouloir rogner toute façon d’être qui ne serait pas tout à fait normée. Angel s’est beaucoup intéressé à Van Gogh, à l’expression de la folie, au Quichotte, il a même écrit du théâtre sur ce sujet, et il a réfléchi aux rapport entre la folie et l’art.
Il est assailli par des cauchemars atroces, des hallucinations terrifiantes qui le ramènent à son enfance et à ses terribles blessures narcissiques, l’inceste puis la honte quand sa relation avec Aitor est découverte. Contraint à l’exil, comme l’est également, mais d’une autre manière son ami, Angel renonce à la sexualité, purement et simplement, complètement amputé de lui-même, une façon comme une autre de survivre.
Bien sûr on n’échappe jamais à soi-même, impossible. Travailler comme il le fait pour OTRAMENT en est la preuve.
« Et voilà... ! Le symbole de la pharmacopée… Nous sommes des distillateurs de poison... »
Cette entreprise est bien de notre temps, au design très moderne, en pleine nature, toute en apparence écolo et zen, alors qu’elle recèle, comme dans des culs de basses-fosses, des cellules où l’on torture chimiquement en toute quiétude. Martin Sanchez, le boss, totalement décomplexé, au faux look de jeune et de rebelle, manipule savamment et impunément les gens et son entreprise, alliée à Pfizin, est parfaitement destructrice.
« L’hôpital nous l’a envoyé parce qu’il est classé « irrécupérable » et « non réclamable »… il n’a rien à perdre, il ne manquera à personne… Ça ira, quoi qu’il arrive… Il faut de la témérité pour faire avancer la science. »
Les médecins qui pratiquent les expériences sur les pauvres malades mentaux sont d’ailleurs explicites, ils ne nourrissent aucune illusion sur la nature de leur boulot. Cynisme tranquille, argent tout-puissant, l’aliénation mentale est un produit comme un autre et on peut même augmenter le rendement : pourquoi se priver ?
Entreprise qui manipule ses employés, qui les surveille, - d’ailleurs Sanchez a toujours ses jumelles à portée de main -, les observe comme une faune dont les tourments sont à la fois réjouissants et instructifs, OTRAMENT est un lieu pervers, immoral et mortifère. Compétition, rentabilité, et destruction de qui se met en tête de s’y opposer…
Le dessin, noir et blanc parsemé de jaune doré est saisissant : alternance de points de vue, de focale, d’échelles de plans, le graphisme est constamment surprenant et très spectaculaire, je pense aux scènes de cauchemars par exemple.
L’atmosphère oppressante, tragique et angoissante toute à la fois est parfaitement sensible au travers des planches aux beaux contrastes rappelant le cinéma expressionniste.
Moi, fou est à la fois une réflexion sur notre société et un roman graphique extrêmement noir : un très bel album intense et profond.
MOI, FOU - Antonio Altarriba et Keko -Éditions Denoël - collection Denoël Graphic - 136 pages bichro format 210x270 cartonné octobre 2018
Traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco
Toutes les illustrations sont tirées du roman.