Théâtre :
DEVANT LE SON et autres nouvelles de Loïc Braunstein

Publié par Dance Flore le 26/11/2019
Loïc Braunstein s’est engagé dans de nombreux projets associatifs autour de l’écriture. Enseignant, producteur de spectacles, dramaturge, il publie poèmes et articles par exemple dans les revues À Verse et Place de la Sorbonne.
« Le son de Kidikrep était rêche et sinueux. On était vite emportés par les vagues d’infrabasses qui nous remontaient dans la mâchoire. J’appréciais plus que tout cette violence ; je le cherchais chaque nuit passée en teuf. J’aimais sentir ma tête s’ouvrir en deux, fissurée net. J’aimais la sensation d’être arraché de moi-même, morceau par morceau, d’être avalé par des rythmes fous et recraché par-dessus, puis ravalé et recraché à nouveau, à chaque boucle, bousculé dans chaque boum, attrapé par la fibre et mastiqué, broyé dans l’immense tambour d’une machine électronique, essoré par des scratchs sauvages.
Rozell était le DJ phare de Kidikrep. Une fille au charisme énorme : boule à zéro, piercing à la lèvre, assez carrée, mais très féminine. Ses gestes étaient comptés, précis, Elle ne bondissait pas derrière ses platines comme beaucoup de DJ survoltés par leur propre son. La tête basse et le casque sur les oreilles, elle enchaînait son set avec calme en scrutant la foule. Elle savait s’installer dans mes fins de morceaux qu’elle laissait volontairement traîner, ménageant par de simples effets de contraste une excitation redoublée. Une attente faisait bouillir les teufeurs, scotchés par la créa vidéo projetée derrière elle sur un drap blanc. Des jets de couleurs sur des extraits de films en noir et blanc, des scènes répétées à l’infini : une femme qui part chez Keaton, qui revient en marche arrière et s’en va, puis recommence ; le repas du mécano des Temps modernes, encore accéléré dans une absurdité plus étourdissante encore, que la musique achevait de faire grincer ; Bill Murray explosant son réveil à coup du poing dans Un jour sans fin, rembobiné, ralenti, chaque geste détaché comme pour bien saisir comment s’y prendre. Le mix de Rozell était mécanique et rebelle. Elle mettait à jour les coutures d’un monde où nous étions perdus, mais bien vivants. » (p.18-19)
Cinq copains : Manu, Benko, Sardou, Angèle et le narrateur.
Copains de tout, ils font tout ensemble et surtout, ils vont en teuf ensemble, celles en plein air, où l’on écoute du gros son et où on prend un cocktail alcool-drogues pour s’éclater encore plus, encore mieux.
Années Sarkozy – Mariani.
Pas de boulot, presque pas de diplômes, pas d’avenir visible. Le plaisir du son et de vibrer à l’unisson des vibrations extérieures et intérieures permet de passer outre un quotidien minable et désespérant. Chercher du travail ! Trouver un travail ! L’injonction hypocrite pèse des tonnes sur leurs épaules mais il n’y a pas de boulot, il n’y a rien à faire sauf essayer d’oublier le présent et foncer dans la stupeur bienheureuse qui fait s’assoupir les angoisses.
Le son abolit les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, il emplit le corps et la tête, Loïc Braunstein parle de la « matérialité » du son d’ailleurs : « Sortir en teuf relevait davantage de la routine que de la recherche d’un plaisir partagé ; on n’y allait pas dans l’espoir d’une rencontre par exemple, ou dans l’idée de vivre un moment privilégié. On y allait pour le son, pour baigner dans le son et pour sentir nos os craquer sous les assauts du son. » La rave est une expérience à la fois collective et personnelle violente avec la musique qu’on empoigne et contre laquelle on se fracasse avec rage.
Les free-partys cessent parfois brutalement quand les flics ou les gendarmes débarquent et mettent quelques teufeurs en GAV.
En marge. Les potes regardent la télé sans le son, s’amusent à faire le doublage des séries, jouent en attendant d’aller en teuf. Rien ne leur arrive qui soit plus important que ces moments-là. Angèle n’a même pas cherché de boulot, elle n’a même pas passé le BEP, tout ça ne la concerne pas, ce monde-là n’est pas pour elle, elle n’y a aucune place et n’y joue aucun rôle. Elle s’est vite mise à vivre avec Sardou – Sylvain pour l’état civil – qui retape les mobylettes, ils arrivent à vivre pas trop mal, ils se débrouillent et semblent heureux tous les deux. Sur le site, Angèle vend des médocs, ceux qu’on lui prescrit pour faire taire sa dépression et les autres pour lutter contre les douleurs qui ne l’ont jamais quittée après un accident de voiture dans lequel son frère avait perdu la vie. Valium et rhum, la tête contre les enceintes et pouvoir crier sans qu’on la remarque.
Benko, lui, c’est le type constamment énervé, qui picole tout seul, que tout et tous agacent, la musique des autres particulièrement, une « merde » qu’il ne comprend même pas qu’on puisse avoir envie d’acheter. Un intolérant agressif, Benko.
Et puis Manu. Différent. Il travaille, il peut se mettre à l’écart dans sa voiture et écouter de la musique classique, il a un autre monde qu’il ne partage pas avec ses potes, une façon de vivre la musique de l’intérieur, une sorte d’explosion, un chemin au plus profond de lui-même. Parfois, il jongle avec des torches enflammées, ils sont plusieurs jongleurs et cracheurs de feu qui animent la nuit de leurs lueurs imprévisibles.
La musique comme un rempart qui les isole et les protège d’eux-mêmes et des autres ; ensemble, chacun vit son trip à sa manière, ils partagent tout mais n’ont rien à partager, en réalité, rien d’autre qu’un sentiment de vide existentiel à la limite du supportable que comble vaguement, temporairement, l’amitié qu’ils partagent et l’univers qu’ils se créent, matant des films de kung-fu et des dessins animés, attendant le sommeil pour rentrer chacun chez soi.
Le son des DJ évolue, avec pour conséquence de perdre les amoureux de musique électro.
Le lien entre les amis se défait, ou plutôt se mue en un sentiment non plus de partage mais de solitude infranchissable et Manu s’en va, loin, vivre avec Lucie qui jonglait avec le feu, se fabriquer une vie simple et une petite Célia, une vie d’adulte, banale.
Les autres, qui se voient encore, se sont rangés, suspendus aux contrats d’intérim, même Benko n’agresse plus personne.
Tout ce qui leur reste, c’est le souvenir pulsatile de leur jeunesse. Et c’est beaucoup mieux que rien.
Pour en savoir plus :
Devant le son est la première des nouvelles qui composent ce recueil et c’est aussi le titre d’une pièce de théâtre – pas éditée mais montée - sous-titrée Pièce électronique pour quatre personnes dont un absent. Les personnages sont les mêmes, amitié et musique électro, drogue et alcool, mais leur histoire est autre, hantée, percutée, vrillée par une mort accidentelle dont personne n’ose parler mais qui ne peut être surmontée. La pièce a été retenue pour le Prix Godot.
- Le site de la compagnie Deux Croches Rondes
- TRAX
- Festival Littéraire Hors Limites 2018
Musique
Bob Marley - Rock to the Rock Compil
Rimski Korsakov - Shéhérazade
DEVANT LE SON et autres nouvelles - Loïc Braunstein - Éditions l’Harmattan - 83 p. octobre 2017
photo : Techno son by Everson Mayer on Visual hunt